Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/313

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— Et Pharasmane, ajouta Mangogul, porte son épée comme un homme de cœur.

— Si l’on n’est pas suffisamment instruit des qualités dont l’assemblage caractérise telle ou telle espèce, ou si l’on juge précipitamment que cet assemblage convient ou ne convient pas à tel ou tel individu, on s’expose à prendre du cuivre pour de l’or, un strass pour un brillant, un calculateur pour un géomètre, un phrasier pour un bel esprit, Criton pour un honnête homme, et Phédime pour une jolie femme, ajouta la sultane.

— Eh bien, madame, savez-vous ce que l’on pourrait dire, reprit Bloculocus, de ceux qui portent ces jugements ?

— Qu’ils rêvent tout éveillés, répondit Mirzoza.

— Fort bien, madame, continua Bloculocus ; et rien n’est plus philosophique ni plus exact en mille rencontres que cette expression familière : je crois que vous rêvez ; car rien n’est plus commun que des hommes qui s’imaginent raisonner, et qui ne font que rêver les yeux ouverts.

— C’est bien de ceux-là, interrompit la favorite, qu’on peut dire, à la lettre, que toute la vie n’est qu’un songe.

— Je ne peux trop m’étonner, madame, reprit Bloculocus, de la facilité avec laquelle vous saisissez des notions assez abstraites. Nos rêves ne sont que des jugements précipités qui se succèdent avec une rapidité incroyable, et qui, rapprochant des objets qui ne se tiennent que par des qualités fort éloignées, en composent un tout bizarre.

— Oh ! que je vous entends bien, dit Mirzoza ; et c’est un ouvrage en marqueterie, dont les pièces rapportées sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins régulièrement placées, selon qu’on a l’esprit plus vif, l’imagination plus rapide et la mémoire plus fidèle : ne serait-ce pas même en cela que consisterait la folie ? et lorsqu’un habitant des Petites-Maisons s’écrie qu’il voit des éclairs, qu’il entend gronder le tonnerre, et que des précipices s’entrouvrent sous ses pieds ; ou qu’Ariadné, placée devant son miroir, se sourit à elle-même, se trouve les yeux vifs, le teint charmant, les dents belles et la bouche petite, ne serait-ce pas que ces deux cervelles dérangées, trompées par des rapports fort éloignés, regardent des objets imaginaires comme présents et réels ?

— Vous y êtes, madame ; oui, si l’on examine bien les fous,