Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/312

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— Vous n’ignorez pas, madame, continua-t-il, ce que le gros des philosophes, avec le reste des hommes, débite là-dessus. Les objets, disent-ils, qui nous ont vivement frappés le jour occupent notre âme pendant la nuit ; les traces qu’ils ont imprimées, durant la veille, dans les fibres de notre cerveau, subsistent ; les esprits animaux, habitués à se porter dans certains endroits, suivent une route qui leur est familière ; et de là naissent ces représentations involontaires qui nous affligent ou qui nous réjouissent. Dans ce système, il semblerait qu’un amant heureux devrait toujours être bien servi par ses rêves ; cependant il arrive souvent qu’une personne qui ne lui est pas inhumaine quand il veille, le traite en dormant comme un nègre, ou qu’au lieu de posséder une femme charmante, il ne rencontre dans ses bras qu’un petit monstre contrefait.

— Voilà précisément mon aventure de la nuit dernière, interrompit Mangogul ; car je rêve presque toutes les nuits ; c’est une maladie de famille : et nous rêvons tous de père en fils, depuis le sultan Togrul qui rêvait en 743,500,000,002, et qui commença. Or donc, la nuit dernière, je vous voyais, madame, dit-il à Mirzoza. C’était votre peau, vos bras, votre gorge, votre col, vos épaules, ces chairs fermes, cette taille légère, cet embonpoint incomparable, vous-même enfin ; à cela près qu’au lieu de ce visage charmant, de cette tête adorable que je cherchais, je me trouvai nez à nez avec le museau d’un doguin.

« Je fis un cri horrible ; Kotluk, mon chambellan, accourut et me demanda ce que j’avais « Mirzoza, lui répondis-je à moitié endormi, vient d’éprouver la métamorphose la plus hideuse ; elle est devenue danoise. » Kotluk ne jugea pas à propos de me réveiller ; il se retira, et je me rendormis ; mais je puis vous assurer que je vous reconnus à merveille, vous, votre corps et la tête du chien. Bloculocus m’expliquera-t-il ce phénomène ?

— Je n’en désespère pas, répondit Bloculocus, pourvu que Votre Hautesse convienne avec moi d’un principe fort simple : c’est que tous les êtres ont une infinité de rapports les uns avec les autres par les qualités qui leur sont communes ; et que c’est un certain assemblage de qualités qui les caractérise et qui les distingue.

— Cela est clair, répliqua Mirzoza ; Ipsifile a des pieds, des mains, une bouche, comme une femme d’esprit…