Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que j’allais me mettre au lit ; mais vous avez tous deux un air singulier. Pourrait-on savoir ce qui vous amène ?…

— C’est une bagatelle, lui répondit Alibeg : monsieur se vante, et même assez hautement, ajouta-t-il en montrant son ami, que vous lui donnez des espérances. Madame, qu’en est-il ?… »

Amine ouvrait la bouche ; mais le sultan tournant sa bague dans le même instant, elle se tut, et son bijou répondit pour elle… « Il me semble que Nassès se trompe : non, ce n’est pas à lui que madame en veut. N’a-t-il pas un grand laquais qui vaut mieux que lui ? Oh ! que ces hommes sont sots de croire que des dignités, des honneurs, des titres, des noms, des mots vides de sens, en imposent à des bijoux ! Chacun a sa philosophie, et la nôtre consiste principalement à distinguer le mérite de la personne, le vrai mérite, de celui qui n’est qu’imaginaire. N’en déplaise à M. de Claville[1], il en sait là-dessus moins que nous, et vous allez en avoir la preuve.

« Vous connaissez tous deux, continua le bijou, la marquise Bibicosa. Vous savez ses amours avec Cléandor, et sa disgrâce, et la haute dévotion qu’elle professe aujourd’hui. Amine est bonne amie ; elle a conservé les liaisons qu’elle avait avec Bibicosa, et n’a point cessé de fréquenter dans sa maison, où l’on rencontre des bramines de toute espèce. Un d’entre eux pressait un jour ma maîtresse de parler pour lui à Bibicosa.

« Eh ! que voulez-vous que je lui demande ? lui répondit Amine. C’est une femme noyée, qui ne peut rien pour elle-même. Vraiment elle vous saurait bon gré de la traiter encore comme une personne de conséquence. Allez, mon ami, le prince Cléandor et Mangogul ne feront jamais rien pour elle ; et vous vous morfondriez dans les antichambres…

« — Mais, répondit le bramine, madame, il ne s’agit que d’une bagatelle, qui dépend directement de la marquise. Voici ce que c’est. Elle a fait construire un petit minaret dans son hôtel ; c’est sans doute pour la Sala, ce qui suppose un iman ; et c’est cette place que je demande…

« — Que dites-vous ! reprit Amine. Un iman ! vous n’y pensez pas ; il ne faut à la marquise qu’un marabout qu’elle appellera

  1. Auteur d’un Traité du vrai mérite de l’homme, considéré dans tous les âges et dans toutes les conditions. Plusieurs fois réimprimé.