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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/370

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ce temps, à Cucufa, mais il se vengea d’elles cruellement. À la fin d’une année, dont elles avaient passé les nuits au bal, à table et au jeu, et les jours dans leurs équipages ou entre les bras de leurs amants, elles furent tout étonnées de se trouver laides : l’une était noire comme une taupe, l’autre couperosée, celle-ci pâle et maigre, celle-là jaunâtre et ridée : il fallut pallier ce funeste enchantement ; et nos chimistes découvrirent le blanc, le rouge, les pommades, les eaux, les mouchoirs de Vénus, le lait virginal, les mouches et mille autres secrets dont elles usèrent pour cesser d’être laides et devenir hideuses. Cucufa les tenait sous cette malédiction, lorsque Erguebzed, qui aimait les belles personnes, intercéda pour elles : le génie fit ce qu’il put ; mais le charme avait été si puissant, qu’il ne put le lever qu’imparfaitement ; et les femmes de cour restèrent telles que vous les voyez encore.

— En fut-il de même des hommes ? demanda Mirzoza.

— Non, madame, répondit Sélim ; ils durèrent les uns plus, les autres moins : les épaules hautes s’affaissèrent peu à peu ; on se redressa ; et de crainte de passer pour gros dos, on porta la tête au vent, et l’on minauda ; on continua de pirouetter, et l’on pirouette encore aujourd’hui ; entamez une conversation sérieuse ou sensée en présence d’un jeune seigneur du bel air, et, zest, vous le verrez s’écarter de vous en faisant le moulinet, pour aller marmotter une parodie à quelqu’un qui lui demande des nouvelles de la guerre ou de sa santé, ou lui chuchoter à l’oreille qu’il a soupé la veille avec la Rabon ; que c’est une fille adorable ; qu’il paraît un roman nouveau ; qu’il en a lu quelques pages, que c’est du beau, mais du grand beau : et puis, zest, des pirouettes vers une femme à qui il demande si elle a vu le nouvel opéra, et à qui il répond que la Dangeville a fait à ravir. »

Mirzoza trouva ces ridicules assez plaisants, et demanda à Sélim s’il les avait eus.

« Comment ! madame, reprit le vieux courtisan, était-il permis de ne les pas avoir, sans passer pour un homme de l’autre monde ? Je fis le gros dos, je me redressai, je minaudai, je lorgnai, je pirouettai, je persiflai comme un autre ; et tous les efforts de mon jugement se réduisirent à prendre ces travers des premiers, et à n’être pas des derniers à m’en défaire. »

Sélim en était là, lorsque Mangogul parut.