Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/483

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cinqmars.

Non ; mais ils sourient, ce qui vaut peut-être mieux. Au reste, c’est le privilège des choses douces et tendres de caresser notre âme sans l’ébranler assez pour la sortir de son assiette. (Il tire sa montre.) Mais il est tard ; vous voulez aller à la pièce nouvelle[1] ; que je ne vous retienne pas, Derville. (Ils se lèvent et marchent.)

derville.

Vous me l’aviez fait oublier. N’y venez-vous pas ?

cinqmars.

Non. On dit que c’est une satire sanglante des hommes qui honorent notre siècle. Mon âme est révoltée de semblables horreurs.

derville.

Mais d’autres m’ont dit que non ; qu’elle n’attaque que leurs ridicules, et alors c’est le but de la comédie.

cinqmars.

Oui, le ridicule de l’état ; mais le personnel me paraît odieux.

  1. Les Philosophes, comédie en trois actes et en vers, par M. Palissot de Montenoy, de plusieurs académies, fut représentée « pour la première fois par les comédiens Français ordinaires du Roi, » le 2 mai 1760. Cette date nous fixe sur celle de ce dialogue. Comme on le voit, Diderot se borne d’abord à mettre ses griefs en formules générales et ne s’emporte pas encore contre Palissot. Il ne deviendra cruel à son égard, il n’emploiera contre lui des procédés de polémique imités de Voltaire que dans le Neveu de Rameau, alors que Palissot décidément incorrigible, non content de l’avoir accusé de plagiat dans les Petites lettres sur les grands philosophes et ailleurs ; non content de l’avoir montre sur la scène enseignant, de complicité avec Helvétius, D’Alembert, Duclos et tutti quanti, comme dit Voltaire, aux laquais à voler dans les poches de leurs maîtres ; continuera, dans la Dunciade, ses premières attaques en y ajoutant l’accusation de conspirer contre la sûreté de l’État. Nous espérons que lorsqu’on trouvera dans le Neveu de Rameau certaines invectives un peu fortes contre Palissot, qui n’était au fond que ridicule par son inconsistance, ou se rappellera ce portrait de Dortidius :

    Je l’ai connu, vous dis-je, excusez ma franchise :
    Apparemment qu’alors il cachait bien son jeu ;
    Mais ce n’était qu’un sot, presque de son aveu.
    Quelqu’un me le fit voir, et malgré sa grimace,
    Et les plats compliments qu’il vous adresse en face,
    Et le sucre apprêté de ses propos mielleux,
    Je ne lui trouvai rien de si miraculeux.
    Malgré son ton capable et son air hypocrite,
    Je ne fus point tenté de croire à son mérite,
    Et je ne vis en lui, pour le peindre en deux mots,
    Qu’un froid enthousiasme imposant pour les sots.
    Les Philosophes, acte II, scène v.