Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/491

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m’avez demandé quelquefois de faire monter les diamants de feu votre mère, d’augmenter votre pension, de vous donner une femme de chambre de plus ; je n’ai point trouvé vos demandes déplacées. Par la même raison, vous devez avoir trouvé un peu de dureté dans mes refus ; mais voyez, mon enfant, était-il naturel que je me rendisse à des fantaisies, tandis que les pauvres habitants de ma terre auraient gémi des retranchements que j’aurais été obligé de leur faire ?

moi.

Ah ! mon père, je ne serais pas digne d’avoir le nécessaire, si je pouvais regretter l’emploi des sommes que vous m’avez refusées.

mon père.

Je gage, mon enfant, que vous n’avez point encore pensé à vous acquitter de votre dette… Vous rêvez. Tranquillisez-vous, j’y ai pourvu. Songez seulement que lorsque vous succéderez à mon bien, vous succéderez aussi à mes obligations.


De ce jour, je fis vœu de porter une petite bourse destinée au payement de la dette des pauvres. Celle de mes fantaisies a été longtemps beaucoup plus considérable, et j’en rougis. Après cette conversation, qui me rendit triste et rêveuse parce qu’elle contrariait mes idées, nous nous promenâmes chacun de notre côté. Mon bon père rêvait ; je lui en demandai le sujet ; il fit difficulté de me le dire, craignant que les idées qui l’occupaient ne fussent au-dessus de ma portée. En effet, je n’en compris pas alors toute l’étendue. « Mourrai-je, me dit-il, sans avoir vu exécuter une chose qui ne coûterait qu’un mot au souverain ; qui préviendrait toutes les années des millions d’injustices et qui produirait une infinité de bien ?

— Quel est ce projet, lui dis-je, mon père ?

— Il n’est pas de moi, reprit-il ; il est d’un de mes amis. J’ai toujours regretté qu’il n’ait pas été à portée d’en faire usage. C’est la publication du tarif général des impôts et de leur répartition. Par là, on connaîtrait le dénombrement du peuple ; la population d’un lieu et la dépopulation d’un autre ; les richesses de chaque citoyen ; la pauvreté, et par conséquent la dette des richesses ; l’inégalité de la répartition serait empêchée, car qui oserait ainsi publiquement accorder de la prédilection par quelque vue que ce soit d’intérêt ou de timidité ?