Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/54

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âmes privilégiées, et les productions du génie sont un mélange bizarre de bon et de mauvais goût ; on y remarque la richesse du moment passé et la misère du moment présent. Ces génies sont comme les dernières pulsations du pouls d’un moribond. Français, tâtez-vous le pouls.

Tirer un peuple de l’état de barbarie, le soutenir dans sa splendeur, l’arrêter sur le penchant de sa chute, sont trois opérations difficiles ; mais la dernière est la plus difficile. On sort de la barbarie par des élans intermittents. On se soutient au sommet de la prospérité par les forces qu’on a acquises. On décline par un affaissement général auquel on s’est acheminé par des symptômes imperceptibles répandus sur toute la durée fastidieuse d’un long règne. Il faut aux nations barbares de longs règnes ; il faut des règnes courts aux nations heureuses. La longue imbécillité d’un monarque caduc prépare à son successeur des maux presque impossibles à réparer.

De toutes les sciences aujourd’hui cultivées, l’histoire naturelle est la seule qui s’enrichira pendant des siècles de la découverte du nouveau monde. J’avertis cependant nos grands faiseurs de théories sur le monde et ses révolutions, que s’ils diffèrent plus longtemps de visiter les nouvelles contrées, ils perdent le moment favorable aux observations, le moment où l’image brute et sauvage de la nature n’a pas encore été tout à fait défigurée par les travaux des hommes policés.

Un monde affreux à voir pour un homme doué d’une âme sensible, un spectacle dont il détourne la vue, est une nature en friche, une humanité réduite à la condition animale, et luttant sans cesse avec ses seules forces contre tous les assauts de l’air, de la terre et des eaux ; des campagnes sans récoltes, des trésors sans possesseurs, des sociétés sans police, des hommes sans mœurs : mais ce spectacle serait plein d’intérêt et d’instruction pour un philosophe.

Si au lieu de ces chrétiens qui, dédaignant d’exterminer une race innocente et malheureuse les armes à la main, s’avisèrent de donner la commission de les dévorer à des dogues, les premiers Européens qui descendirent dans ces contrées nouvellement découvertes avaient eu la sagesse d’un Locke, la pénétration d’un Buffon, les connaissances d’un Linnæus, le génie d’un Montesquieu, les vues et la bonté d’un Helvétius ; quelle lec-