Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/109

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eu de la malignité dans ma maladie ; la sœur Ursule ne m’avait presque point quittée. Lorsque je commençais à prendre des forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dérangèrent, elle était attaquée l’après-midi de défaillances qui duraient quelquefois un quart d’heure : dans cet état, elle était comme morte, sa vue s’éteignait, une sueur froide lui couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues ; ses bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la soulageait un peu qu’en la délaçant et qu’en relâchant ses vêtements. Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée était de me chercher à ses côtés, et elle m’y trouvait toujours ; quelquefois même, lorsqu’il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour d’elle sans ouvrir les yeux. Cette action était si peu équivoque, que quelques religieuses s’étant offertes à cette main qui tâtonnait, et n’en étant pas reconnues, parce qu’alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient : « Sœur Suzanne, c’est à vous qu’elle en veut, approchez-vous donc… » Je me jetais à ses genoux, j’attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu’à la fin de son évanouissement ; quand il était fini, elle me disait : « Eh bien ! sœur Suzanne, c’est moi qui m’en irai, et c’est vous qui resterez ; c’est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai de vous, elle ne m’entendra pas sans pleurer. S’il y a des larmes amères, il en est aussi de bien douces, et si l’on aime là-haut, pourquoi n’y pleurerait-on pas ? » Alors elle penchait sa tête sur mon cou ; elle en répandait avec abondance, et elle ajoutait : « Adieu, Sœur Suzanne ; adieu, mon amie ; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n’y serai plus ? Qui est-ce qui…? Ah ! chère amie, que je vous plains ! Je m’en vais, je le sens, je m’en vais. Si vous étiez heureuse, combien j’aurais de regret à mourir ! »

Son état m’effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais qu’on la mît à l’infirmerie, qu’on la dispensât des offices et des autres exercices pénibles de la maison, qu’on appelât un médecin ; mais on me répondit toujours que ce n’était rien, que ces défaillances se passeraient toutes seules ; et la chère sœur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire à ses devoirs et à suivre la vie commune. Un jour, après les matines, auxquelles elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai qu’elle était bien mal ; l’office du matin fini, je volai chez elle, je la