Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/124

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bien prendre à moi ; et quand vous aurez entendu ma sœur Thérèse, elle ne souffrira plus… »

Je fis un mouvement vers la porte pour sortir ; la supérieure me retenait d’une main ; sœur Thérèse, à genoux, s’était emparée de l’autre, la baisait et pleurait ; et la supérieure lui disait :

« En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes inquiétudes ; je te l’ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne ; je ne veux pas être gênée.

— Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments, je voudrais et je ne saurais… »

Cependant je m’étais retirée, et j’avais laissé avec la supérieure la jeune sœur. Je ne pus m’empêcher de la regarder à l’église ; il lui restait de l’abattement et de la tristesse ; nos yeux se rencontrèrent plusieurs fois ; et il me sembla qu’elle avait de la peine à soutenir mon regard. Pour la supérieure, elle s’était assoupie dans sa stalle.

L’office fut dépêché en un clin d’œil : le chœur n’était pas, à ce qu’il me parut, l’endroit de la maison où l’on se plaisait le plus. On en sortit avec la vitesse et le babil d’une troupe d’oiseaux qui s’échapperaient de leur volière ; et les sœurs se répandirent les unes chez les autres, en courant, en riant, en parlant ; la supérieure se renferma dans sa cellule, et la sœur Thérèse s’arrêta sur la porte de la sienne, m’épiant comme si elle eût été curieuse de savoir ce que je deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la sœur Thérèse ne se referma que quelque temps après, et se referma doucement. Il me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et qu’elle craignait que je ne lui ravisse la place qu’elle occupait dans les bonnes grâces et l’intimité de la supérieure. Je l’observai plusieurs jours de suite ; et lorsque je me crus suffisamment assurée de mon soupçon par ses petites colères, ses puériles alarmes, sa persévérance à me suivre à la piste, à m’examiner, à se trouver entre la supérieure et moi, à briser nos entretiens, à déprimer mes qualités, à faire sortir mes défauts ; plus encore à sa pâleur, à sa douleur, à ses pleurs, au dérangement de sa santé, et même de son esprit, je l’allai trouver et je lui dis : « Chère amie, qu’avez-vous ? »

Elle ne me répondit pas ; ma visite la surprit et l’embarrassa ; elle ne savait ni que dire, ni que faire.