Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/127

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Ensuite elle me dit, en s’appuyant d’une main sur mon épaule : « Venez, Sainte-Suzanne ; reconduisez-moi. »

Nous sortîmes. Sœur Thérèse voulut nous suivre ; mais la supérieure détournant la tête négligemment par-dessus mon épaule, lui dit d’un ton de despotisme : « Rentrez dans votre cellule, et n’en sortez pas que je ne vous le permette… » Elle obéit, ferma sa porte avec violence, et s’échappa en quelques discours qui firent frémir la supérieure ; je ne sais pourquoi, car ils n’avaient pas de sens ; je vis sa colère, et je lui dis : « Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez à ma sœur Thérèse ; elle a la tête perdue, elle ne sait ce qu’elle dit, elle ne sait ce qu’elle fait.

— Que je lui pardonne ! Je le veux bien ; mais que me donnerez-vous ?

— Ah ! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plût et qui vous apaisât ? »

Elle baissa les yeux, rougit et soupira ; en vérité, c’était comme un amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme si elle eût défailli : « Approchez votre front, que je le baise… » Je me penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitôt qu’une religieuse avait fait quelque faute, j’intercédais pour elle, et j’étais sûre d’obtenir sa grâce par quelque faveur innocente ; c’était toujours un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras, mais plus souvent sur la bouche ; elle trouvait que j’avais l’haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles.

En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu’elle me donnait : si c’était mon front, il était blanc, uni et d’une forme charmante ; si c’étaient mes yeux, ils étaient brillants ; si c’étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces ; si c’étaient mes mains, elles étaient petites et potelées ; si c’était ma gorge, elle était d’une fermeté de pierre et d’une forme admirable ; si c’étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds ; si c’était mon cou, aucune des sœurs ne l’avait mieux fait et d’une beauté plus exquise et plus rare : que sais-je tout ce qu’elle me disait ! Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; j’en