Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/126

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mais toute sa personne était si rarement ensemble ! Sainte-Thérèse était en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis : « Ma chère mère, je vous demande pardon d’être venue ici sans votre permission.

— Il est vrai, me répondit-elle, qu’il eût été mieux de la demander.

— Mais cette chère sœur m’a fait compassion ; j’ai vu qu’elle était en peine.

— Et de quoi ?

— Vous le dirai-je ? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas ? C’est une délicatesse qui fait tant d’honneur à son âme, et qui marque si vivement son attachement pour vous. Les témoignages de bonté que vous m’avez donnés, ont alarmé sa tendresse ; elle a craint que je n’obtinsse dans votre cœur la préférence sur elle ; ce sentiment de jalousie, si honnête d’ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chère mère, était, à ce qu’il m’a semblé, devenu cruel pour ma sœur, et je la rassurais. »

La supérieure, après m’avoir écoutée, prit un air sévère et imposant, et lui dit :

« Sœur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore ; je n’ai point à me plaindre de vous, et vous n’aurez point à vous plaindre de moi ; mais je ne saurais souffrir ces prétentions exclusives. Défaites-vous-en, si vous craignez d’éteindre ce qui me reste d’attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la sœur Agathe… » Puis, se tournant vers moi, elle me dit : « C’est cette grande brune que vous voyez au chœur vis-à-vis de moi. » (Car je me répandais si peu ; il y avait si peu de temps que j’étais à la maison ; j’étais si nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta : « Je l’aimais, lorsque sœur Thérèse entra ici, et que je commençai à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes ; elle fit les mêmes folies : je l’en avertis ; elle ne se corrigea point, et je fus obligée d’en venir à des voies sévères qui ont duré trop longtemps, et qui sont très-contraires à mon caractère ; car elles vous diront toutes que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu’à contre-cœur… »

Puis s’adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta : « Mon enfant, je ne veux point être gênée, je vous l’ai déjà dit ; vous me connaissez ; ne me faites point sortir de mon caractère… »