Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/145

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— Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir : recouchez-vous, dormez bien, je vous dispense de l’oraison. Je vais chez cette étourdie. Donnez-moi votre main… »

Je la lui tendis d’un bord du lit à l’autre ; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur, depuis l’extrémité des doigts jusqu’à l’épaule ; et elle sortit en protestant que la téméraire qui avait osé la troubler s’en ressouviendrait. Aussitôt je m’avançai promptement à l’autre bord de ma couche vers la porte, et j’écoutai : elle entra chez sœur Thérèse. Je fus tentée de me lever et d’aller m’interposer entre elle et la supérieure, s’il arrivait que la scène devînt violente ; mais j’étais si troublée, si mal à mon aise, que j’aimai mieux rester dans mon lit ; mais je n’y dormis pas. Je pensai que j’allais devenir l’entretien de la maison ; que cette aventure, qui n’avait rien en soi que de bien simple, serait racontée avec les circonstances les plus défavorables ; qu’il en serait ici pis encore qu’à Longchamp, où je fus accusée de je ne sais quoi ; que notre faute parviendrait à la connaissance des supérieurs, que notre mère serait déposée ; et que nous serions l’une et l’autre sévèrement punies. Cependant j’avais l’oreille au guet, j’attendais avec impatience que notre mère sortît de chez sœur Thérèse ; cette affaire fut difficile à accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit. Que je la plaignais ! elle était en chemise, toute nue, et transie de colère et de froid.

Le matin, j’avais bien envie de profiter de la permission qu’elle m’avait donnée, et de demeurer couchée ; cependant il me vint en esprit qu’il n’en fallait rien faire. Je m’habillai bien vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir ; premièrement, parce que j’aurais eu de la peine à soutenir la présence de cette sœur sans embarras ; secondement, c’est que, puisqu’on lui avait permis de s’absenter de l’office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu’elle ne lui aurait accordé qu’à des conditions qui devaient me tranquilliser. J’avais deviné.

À peine l’office fut-il achevé, que la supérieure m’envoya chercher. J’allai la voir : elle était encore au lit, elle avait l’air abattu ; elle me dit : « J’ai souffert ; je n’ai point dormi ;