Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/147

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fraîche, pleine d’embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu’elle portait d’assez bonne grâce, des bras ronds comme s’ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes ; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir ; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet ; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J’étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux ; d’autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu’on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d’autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu’elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies ; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d’autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l’ai dit. Il n’était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies ; les amies s’étaient placées, ou l’une à côté de l’autre, ou en face ; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux ; elle reprochait à l’une son application, à l’autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse ; elle se faisait apporter l’ouvrage, elle louait ou blâmait ; elle raccommodait à l’une son ajustement de tête… « Ce voile est trop avancé… Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues… Voilà des plis qui font mal… » Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.

Tandis qu’on était ainsi occupé, j’entendis frapper doucement à la porte, j’y allai. La supérieure me dit : « Sainte-Suzanne, vous reviendrez.

— Oui, chère mère.