Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/165

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de ces placards ; je m’étais demandé à moi-même qu’est-ce que c’était que ces égarements qu’elle se reprochait ; d’où venaient les transes de cette femme ; quels crimes elle pouvait avoir à se reprocher ; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, j’y cherchais un sens, je n’y en trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles ; et si je ne me suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment menacée des mêmes terreurs.

Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé ; elle ne se mêlait plus des affaires de la maison ; elle ne parlait à personne ; elle avait de fréquentes conférences avec le nouveau directeur qu’on nous avait donné. C’était un jeune bénédictin. Je ne sais s’il lui avait imposé toutes les mortifications qu’elle pratiquait ; elle jeûnait trois jours de la semaine ; elle se macérait ; elle entendait l’office dans les stalles inférieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller à l’église ; là, nous la trouvions prosternée, le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il n’y avait plus personne. La nuit, elle descendait en chemise, nus pieds ; si Sainte-Thérèse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosternée, les bras étendus et la face contre terre ; et elle me dit : « Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds ; je ne mérite pas un autre traitement. »

Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les désagréments d’une religieuse qu’on hait dans sa maison, vous en devez être instruit à présent. Je sentis peu à peu renaître le dégoût de mon état. Je portai ce dégoût et mes peines dans le sein du nouveau directeur ; il s’appelle dom Morel ; c’est un homme d’un caractère ardent : il touche à la quarantaine. Il parut m’écouter avec attention et avec intérêt ; il désira de connaître les événements de ma vie ; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons où j’avais été, celle où j’étais, sur ce qui s’était passé entre ma supérieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre à la conduite de la supérieure avec moi la même impor-