Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/166

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tance que le P. Lemoine ; à peine daigna-t-il me jeter là-dessus quelques mots ; il regarda cette affaire comme finie ; la chose qui le touchait le plus, c’étaient mes dispositions secrètes sur la vie religieuse. À mesure que je m’ouvrais, sa confiance faisait les mêmes progrès ; si je me confessais à lui, il se confiait à moi ; ce qu’il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformité avec les miennes ; il était entré en religion malgré lui ; il supportait son état avec le même dégoût, et il n’était guère moins à plaindre que moi.

« Mais, chère sœur, ajoutait-il, que faire à cela ? Il n’y a plus qu’une ressource, c’est de rendre notre condition la moins fâcheuse qu’il sera possible. » Et puis il me donnait les mêmes conseils qu’il suivait ; ils étaient sages. « Avec cela, ajoutait-il, on n’évite pas les chagrins, on se résout seulement à les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses qu’autant qu’elles se font un mérite devant Dieu de leurs croix ; alors elles s’en réjouissent, elles vont au-devant des mortifications ; plus elles sont amères et fréquentes, plus elles s’en félicitent ; c’est un échange qu’elles ont fait de leur bonheur présent contre un bonheur à venir ; elles s’assurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à Dieu : Ampliùs, Domine ; Seigneur, encore davantage… et c’est une prière que Dieu ne manque guère d’exaucer. Mais si ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous en promettre la même récompense, nous n’avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la résignation : cela est triste. Hélas ! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n’ai pas ? Cependant sans cela nous nous exposons à être perdus dans l’autre vie, après avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences, nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu des plaisirs ; nous nous privons, ils jouissent ; et après cette vie les mêmes supplices nous attendent. Que la condition d’un religieux, d’une religieuse qui n’est point appelée, est fâcheuse ! c’est la nôtre, pourtant ; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargés de chaînes pesantes, que nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre ; tâchons, chère sœur, de les traîner. Allez, je reviendrai vous voir. »