Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/189

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moins singulière, c’est que tandis que cette mystification échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot s’échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne sans la connaître, il se mit à écrire en détail l’histoire de notre religieuse.

Un jour qu’il était tout entier à ce travail, {{M.|d’Alainville[1], un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes. « Qu’avez-vous donc ? lui dit M. d’Alainville ; comme vous voilà ! — Ce que j’ai, lui répondit M. Diderot, je me désole d’un conte que je me fais. » Il est certain que s’il eût achevé cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais, les plus intéressants et les plus pathétiques que nous ayons. On n’en pouvait pas lire une page sans verser des pleurs ; et cependant il n’y avait point d’amour. Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus forte empreinte de l’imagination de l’auteur ; ouvrage d’une utilité publique et générale ; car c’était la plus cruelle satire qu’on eût jamais faite des cloîtres ; elle était d’autant plus dangereuse que la première partie n’en renfermait que des éloges ; sa jeune religieuse était d’une dévotion angélique et conservait dans son cœur simple et tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu’on lui avait appris à respecter. Mais ce roman n’a jamais existé que par lambeaux, et en est resté là : il est perdu, ainsi qu’une infinité d’autres productions d’un homme rare, qui se serait immortalisé par vingt chefs-d’œuvre, s’il avait su être avare de son temps et ne pas l’abandonner à mille indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant responsables devant Dieu et devant les hommes du délit dont ils sont les complices (et j’ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce roman il l’a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu’on vient de lire, où l’on a dû remarquer combien il importait de se méfier des éloges de l’amitié[2]).

Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes ces lettres, ainsi que celles de la recluse,

  1. Nous}} retrouverons M. d’Alainville dans la Correspondance. L’anecdote est inédite.
  2. Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard ?