Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/191

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aussi ennuyé de l’absence de son cousin que nous ; et nous espérions le ranger au nombre des conspirateurs. Après sa réponse, la religieuse écrivit à Caen.


LETTRE

de la religieuse à m. le marquis de croismare, à caen


Monsieur, je ne sais à qui j’écris ; mais, dans la détresse où je me trouve, qui que vous soyez, c’est à vous que je m’adresse. Si l’on ne m’a point trompée à l’École militaire et que vous soyez le marquis généreux que je cherche, je bénirai Dieu ; si vous ne l’êtes pas, je ne sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez ; j’espère que vous secourrez une infortunée, que vous, monsieur, ou un autre M. de Croismare, qui n’est pas celui de l’École militaire, avez appuyée de votre sollicitation dans une tentative qu’elle fit, il y a deux ans, pour se tirer d’une prison perpétuelle, à laquelle la dureté de ses parents l’avait condamnée. Le désespoir vient de me porter à une seconde démarche dont vous aurez sans doute entendu parler ; je me suis sauvée de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines ; et il n’y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me procurer une liberté que j’avais espérée de l’équité des lois.

Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma situation présente vous touche et qu’elle réveille dans votre cœur quelque sentiment de pitié ! Peut-être trouverez-vous de l’indiscrétion à avoir recours à un inconnu dans une circonstance pareille à la mienne. Hélas ! monsieur, si vous saviez l’abandon où je suis réduite ; si vous aviez quelque idée de l’inhumanité dont on punit les fautes d’éclat dans les maisons religieuses, vous m’excuseriez ! Mais vous avez l’âme sensible, et vous craindrez de vous rappeler un jour une créature innocente jetée, pour le reste de sa vie, dans le fond d’un cachot. Secourez-moi, monsieur, secourez-moi[1] ! Voici l’espèce de service que j’ose attendre

  1. Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas dans le manuscrit de l’Arsenal, mais on y lit en note : « Cette lettre se trouve plus étendue à la fin du roman, où M. Diderot l’inséra lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher. »