Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/218

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moins de livres et plus de goût dans le public[1]. » Convaincu depuis longtemps de la vérité de cette observation, je n’ai pu voir sans peine qu’on imprimât la Religieuse et Jacques le Fataliste avec tous les défauts qui les déparent plus ou moins aux yeux des lecteurs d’un goût sévère et délicat. Un éditeur qui, sans avoir connu personnellement Diderot, n’aurait eu pour chérir, pour respecter sa mémoire, d’autres motifs que les progrès qu’il a fait faire à la raison, à l’esprit philosophique, et la forte impulsion qu’il a donnée à son siècle ; en un mot, un éditeur tel qu’Horace nous peint[2] un excellent critique, et tel que Diderot même le désirait, parce qu’il en sentait vivement le besoin, aurait réduit Jacques le Fataliste à cent pages, ou peut-être même il ne l’eût jamais publié. Mon dessein n’est point d’anticiper ici sur le jugement que j’ai porté ailleurs[3] de ces deux contes de Diderot, et en général de tous ses manuscrits ; je dirai seulement que Jacques le Fataliste est un de ceux où il y avait le plus à élaguer, ou plutôt à abattre. Il n’en fallait conserver que l’épisode de madame de La Pommeraye, qui seul aurait fait un conte charmant, du plus grand intérêt, et d’un but très-moral. Ce n’est pas que dans ce même roman, dont Jacques est le héros, on ne trouve çà et là des réflexions très-fines, souvent profondes, telles enfin qu’on les peut attendre d’un esprit ferme, étendu, hardi, et qui sait généraliser ses idées. Mais ces réflexions si philosophiques, placées dans la bouche d’un valet, tel qu’il n’en exista jamais ; amenées d’ailleurs peu naturellement, et n’étant point liées à un sujet grave, dont toutes les parties fortement enchaînées entre elles s’éclaircissent, se fortifient réciproquement, et forment un tout, un système un, n’ont fait aucune sensation. Ce sont quelques paillettes d’or éparses, enfouies dans un fumier où personne assurément ne sera tenté de

  1. Avec cette règle, il n’y aurait que des morceaux choisis suivant le goût de l’éditeur, et il n’y aurait ni respect du public, qu’on n’a pas le droit de supposer incapable de faire un choix de lui-même, ni exact portrait de l’auteur, auquel l’un des commentateurs enlèverait le nez (Bijoux indiscrets, t. IV, p. 297), tandis que l’autre lui mettrait une perruque, comme le fit Mme Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui décorait son salon.
  2. Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes ;
    Culpabit duros ; incomptis allinet atrum
    Transverso calamo signum : ambitiosa recidet
    Ornamenta ; parum claris lucem dare coget ;
    Arguet ambiguè dictum ; mutanda notabit.
    Fiet Aristarchus ; nec dicet : Cur ego amicum
    Offendam in nugis ? hæ nugæ seria ducent
    In mala derisum semel, exceptumque sinistrè.

    Horat. De Art. poet., vers. 445 et seq. (N.)
  3. Voyez les Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot. Ce volume, qui pourra servir d’introduction à l’édition que je publie de ses ouvrages, sera très-incessamment sous presse *. (N.)

    * Des circonstances indépendantes de la volonté de Naigeon l’ont empêché de publier ces Mémoires. (Br.) — Ils font partie de l’édition Brière.