Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/219

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les chercher ; et, par cela même, des idées isolées, stériles et perdues[1].

« Au reste, si je pense que pour l’intérêt même de la gloire de Diderot, il fallait jeter au feu les trois quarts de Jacques le Fataliste, et que les règles inflexibles du goût et de l’honnête en imposaient même impérieusement la loi à l’anonyme qui a publié le premier ce roman, je n’aurais supprimé de la Religieuse que la peinture très-fidèle, sans doute, mais aussi très-dégoûtante des amours infâmes de la supérieure. Les divers moyens qu’elle emploie pour séduire, pour corrompre une jeune enfant, dont tout lui faisait un devoir sacré de respecter la candeur et l’innocence ; cette description vive et animée de l’ivresse, du trouble et du désordre de ses sens à la vue de l’objet de sa passion criminelle ; en un mot, ce tableau hideux et vrai d’un genre de débauche, d’ailleurs assez rare, mais vers lequel la seule curiosité pourrait entraîner avec violence une âme mobile, simple et pure, ne peut jamais être sans danger pour les mœurs et pour la santé ; et quand il ne ferait qu’échauffer l’imagination, éveiller le tempérament, de tous les maîtres le plus impérieux, le plus absolu, et le mieux obéi, et hâter, dans quelques individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d’orgasme marqué par la nature, où le désir, le besoin général et commun de jouir et de se propager, précipite avec fureur un sexe vers l’autre, ce serait encore un grand mal. J’en ai souvent fait l’observation à Diderot ; et je dois dire ici, pour disculper à cet égard ce philosophe, que, frappé des raisons dont j’appuyais mon opinion, il était bien déterminé à faire à la décence, à la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l’homme, même le plus dissolu, et révoltantes ou inintelligibles pour une femme honnête. Il est certain que l’ouvrage ainsi épuré n’aurait rien perdu de son effet. Alors la mère la plus réservée, la plus sévère, en eût prescrit sans crainte la lecture à sa fille[2] ; et le but de l’auteur eût été pleinement rempli.

« Ces retranchements, que Jacques le Fataliste et la Religieuse semblent exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d’autant plus la nécessité, qu’on aura soi-même un goût plus sûr, un tact plus fin et plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd’hui très-inutiles. La première impression, toujours si difficile à effacer, est faite ;

  1. Ce qui veut dire qu’étant donné un fumier où il y a des perles, il vaut mieux tout détruire, perles et fumier, et défendre à Virgile de fouiller dans Ennius.
  2. Nous croyons que Naigeon s’illusionne ici, et peut-être volontairement. Jamais la Religieuse n’a été, dans la pensée de Diderot, destinée à devenir le bréviaire des mères de famille. Ce qu’il avait en vue était la réforme des vœux perpétuels, et il s’adressait à ceux qui pouvaient l’accomplir : aux hommes, aux législateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, ne font que subir la loi sans avoir même, comme il le montre, les moyens de protester utilement contre elle.