Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/241

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grave et sérieuse, il ne comprit pas que cette composition dramatique ne souffre pas une scène faible, et que la force de l’action et du dialogue doit remplacer partout la gaieté des personnages subalternes : et c’est ce que l’on n’a pas mieux compris de nos jours lorsqu’on a prononcé que ce genre était facile.

La fable des comédies de Térence est grecque, et le lieu de la scène toujours à Scyros, à Andros, ou dans Athènes. Nous ne savons point ce qu’il devait à Ménandre : mais si nous imaginons qu’il dût à Lælius et à Scipion quelque chose de plus que ces conseils qu’un auteur peut recevoir d’un homme du monde sur un tour de phrase inélégant, une expression peu noble, un vers peu nombreux, une scène trop longue, c’est l’effet de cette pauvreté basse et jalouse qui cherche à se dérober à elle-même sa petitesse et son indigence, en distribuant à plusieurs la richesse d’un seul. L’idée d’une multitude d’hommes de notre petite stature nous importune moins que l’idée d’un colosse.

J’aimerais mieux regarder Lælius, tout grand personnage qu’on le dit, comme un fat qui enviait à Térence une partie de son mérite, que de le croire auteur d’une scène de L’Andrienne, ou de L’Eunuque. Qu’un soir, la femme de Lælius, lassée d’attendre son mari, et curieuse de savoir ce qui le retenait dans sa bibliothèque, se soit levée sur la pointe du pied, et l’ait surpris écrivant une scène de comédie ; que pour s’excuser d’un travail prolongé si avant dans la nuit, Lælius ait dit à sa femme qu’il ne s’était jamais senti tant de verve ; et que les vers qu’il venait de faire étaient les plus beaux qu’il eût faits de sa vie, n’en déplaise à Montaigne, c’est un conte ridicule dont quelques exemples récents pourraient nous désabuser, sans la pente naturelle qui nous porte à croire tout ce qui tend à rabattre du mérite d’un homme, en le partageant.

L’auteur des Essais a beau dire que « si la perfection du bien parler pouvoir apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Lælius n’eussent pas résigné l’honneur de leurs comédies, et toutes les mignardises et délices du langage latin, à un serf africain[1], » je lui répondrai

  1. Montaigne, Essais, liv. Ier, chap. xxxix, Considérations sur Cicero. (Br.)