Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/280

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même par le tumulte et les cris de ses enfants, s’arrache les cheveux, se déchire les joues. Félix, immobile au pied de son arbre, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, leur disait d’une voix éteinte : « Tuez-moi. » Il se faisait un moment de silence ; ensuite la douleur et les cris reprenaient, et Félix leur redisait : « Tuez-moi ; enfants, par pitié, tuez-moi. »

« Ils passèrent ainsi trois jours et trois nuits à se désoler ; le quatrième, Félix dit à la charbonnière : « Femme, prends ton bissac, mets-y du pain, et suis-moi. » Après un long circuit à travers nos montagnes et nos forêts, ils arrivèrent à la maison d’Olivier, qui est située, comme vous savez, à l’extrémité du bourg, à l’endroit où la voie se partage en deux routes, dont l’une conduit en Franche-Comté et l’autre en Lorraine[1].

« C’est là que Félix va apprendre la mort d’Olivier et se trouver entre les veuves de deux hommes massacrés à son sujet. Il entre et dit brusquement à la femme Olivier : « Où est Olivier ? » Au silence de cette femme, à son vêtement, à ses pleurs, il comprit qu’Olivier n’était plus. Il se trouva mal ; il tomba et se fendit la tête contre la huche à pétrir le pain. Les deux veuves le relevèrent ; son sang coulait sur elles ; et tandis qu’elles s’occupaient à l’étancher avec leurs tabliers, il leur disait : « Et vous êtes leurs femmes, et vous me secourez ! » Puis il défaillait, puis il revenait et disait en soupirant : « Que ne me laissait-il ? Pourquoi s’en venir à Reims ? Pourquoi l’y laisser venir ?… » Puis sa tête se perdait, il entrait en fureur, il se roulait à terre et déchirait ses vêtements. Dans un de ces accès, il tira son sabre, et il allait s’en frapper ; mais les deux femmes se jetèrent sur lui, crièrent au secours ; les voisins accoururent : on le lia avec des cordes, et il fut saigné sept à huit fois. Sa fureur tomba avec l’épuisement de ses forces ; et il resta comme mort pendant trois ou quatre jours, au bout desquels la raison lui revint. Dans le premier moment, il tourna ses yeux autour de lui, comme un homme qui sort d’un profond sommeil, et il dit : « Où suis-je ? Femmes, qui êtes-vous ? » La charbonnière lui répondit : « Je suis la charbonnière… » Il

  1. La route de Villars et celle d’Iche. (Br.)