Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/283

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grand chemin, de M. Fourmont le magistrat et de son frère le militaire. Celui-ci dit à son frère : « Mon frère, si l’on coupait le visage à ce vieux bougre-là, qu’en pensez-vous ? » Ce propos ne fut pas entendu de M. de Rançonnières, mais il le fut malheureusement de Félix, qui s’adressant fièrement au jeune homme, lui dit : « Mon officier, seriez-vous assez brave pour vous mettre seulement en devoir de faire ce que vous avez dit ? » Au même instant, il pose son fusil à terre et met la main sur la garde de son sabre, car il n’allait jamais sans son sabre. Le jeune militaire tire son épée, s’avance sur Félix ; M. de Rançonnières accourt, s’interpose, saisit son garde. Cependant le militaire s’empare du fusil qui était à terre, tire sur Félix, le manque ; celui-ci riposte d’un coup de sabre, fait tomber l’épée de la main au jeune homme, et avec l’épée la moitié du bras : et voilà un procès criminel en sus de trois ou quatre procès civils ; Félix confiné dans les prisons ; une procédure effrayante ; et à la suite de cette procédure, un magistrat dépouillé de son état et presque déshonoré, un militaire exclus de son corps, M. de Rançonnières mort de chagrin, et Félix, dont la détention durait toujours, exposé à tout le ressentiment des Fourmont. Sa fin eût été malheureuse, si l’amour ne l’eût secouru ; la fille du geôlier prit de la passion pour lui et facilita son évasion : si cela n’est pas vrai, c’est du moins l’opinion publique. Il s’en est allé en Prusse, où il sert aujourd’hui dans le régiment des gardes. On dit qu’il y est aimé de ses camarades, et même connu du roi. Son nom de guerre est le Triste ; la veuve Olivier m’a dit qu’il continuait à la soulager.

« Voilà, madame, tout ce que j’ai pu recueillir de l’histoire de Félix. Je joins à mon récit une lettre de M. Papin, notre curé. Je ne sais ce qu’elle contient ; mais je crains bien que le pauvre prêtre, qui a la tête un peu étroite et le cœur assez mal tourné, ne vous parle d’Olivier et de Félix d’après ses préventions. Je vous conjure, madame, de vous en tenir aux faits sur la vérité desquels vous pouvez compter, et à la bonté de votre cœur, qui vous conseillera mieux que le premier casuiste de Sorbonne, qui n’est pas M. Papin. »