Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/287

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en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n’invente pas ces choses-là. C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de l’éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l’art ; et qu’il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poëte, véridique et menteur.

Un exemple emprunté d’un autre art rendra peut-être plus sensible ce que je veux vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête. Toutes les formes en sont fortes, grandes et régulières ; c’est l’ensemble le plus parfait et le plus rare. J’éprouve, en le considérant, du respect, de l’admiration, de l’effroi. J’en cherche le modèle dans la nature, et ne l’y trouve pas ; en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin ; c’est une tête idéale ; je le sens, je me le dis. Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l’une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure ; et, d’idéale qu’elle était, à l’instant la tête devient un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l’œil ou à côté du nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est le portrait de quelqu’une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos figures sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez, qui les rendraient vraies ; et, comme disait mon ami Caillot[1]: « Un peu de poussière sur mes souliers, et je ne sors pas de ma loge, je reviens de la campagne. »


Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,
Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

Horat. De Art. poet., v. 151.
  1. L’un des meilleurs acteurs de la comédie italienne, deviné par Garrick, et dont Grimm disait qu’il était sublime sans effort. « Personne, écrit-il, ne faisait avec une mesure plus juste tout ce qu’il voulait faire. Le Kain est un homme prodigieusement rare ; peut-être Caillot est-il plus rare que lui. Caillot ne se doutait point de son talent ; il se croyait fait pour chanter avec beaucoup d’agrément, jouer avec beaucoup de gaieté, avec une belle mine bien réjouie ; mais il ne se croyait pas pathétique. Garrick, l’ayant vu jouer pendant son séjour en France, lui apprit qu’il serait acteur quand il lui plairait… » Caillot quitta le théâtre en 1772 et fut remplacé par un jeune abbé appelé Narbonne, échappé de la musique de Notre-Dame.