Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/30

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venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m’arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti dont vous jugerez, monsieur, comme il vous plaira ; je ne voyais plus personne, ni la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes ; je fis avertir la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté de mes parents ; mais mon dessein était de finir cette persécution avec éclat, et de protester publiquement contre la violence qu’on méditait : je dis donc qu’on était maître de mon sort, qu’on en pouvait disposer comme on voudrait ; qu’on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. Voilà la joie répandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la séduction. « Dieu avait parlé à mon cœur ; personne n’était plus faite pour l’état de perfection que moi. Il était impossible que cela ne fût pas, on s’y était toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d’édification et de constance, quand on n’y est pas vraiment appelée. La mère des novices n’avait jamais vu dans aucune de ses élèves de vocation mieux caractérisée ; elle était toute surprise du travers que j’avais pris, mais elle avait toujours bien dit à notre mère supérieure qu’il fallait tenir bon, et que cela passerait ; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-là ; que c’étaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsqu’il était sur le point de perdre sa proie ; que j’allais lui échapper ; qu’il n’y avait plus que des roses pour moi ; que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient d’autant plus supportables, que je me les étais plus fortement exagérées ; que cet appesantissement subit du joug était une grâce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l’alléger… » Il me paraissait assez singulier que la même chose vînt de Dieu ou du diable, selon qu’il leur plaisait de l’envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion ; et ceux qui m’ont consolée, m’ont souvent dit de mes pensées, les uns que c’étaient autant d’instigations de Satan, et les autres, autant d’inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente.

Je me conduisis avec discrétion ; je crus pouvoir me répondre de moi. Je vis mon père ; il me parla froidement ; je vis ma mère ; elle m’embrassa ; je reçus des lettres de congratulation de mes sœurs et de beaucoup d’autres. Je sus que ce serait un