Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/399

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n’a pas six sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d’un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin il a encore une partie de son matelas dans les cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n’estime pas ces originaux-là ; d’autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m’arrêtent une fois l’an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu’ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d’usage, ont introduite. S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute et démêle son monde.

Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique ; il jurait au père et à la mère qu’il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez, lui disaient qu’il était fou ; et je vis le moment que la chose était faite. Il m’empruntait quelques écus que je lui donnais. Il s’était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes où il avait son couvert, mais à la condition qu’il ne parlerait pas sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait et mangeait de rage ; il était excellent à voir dans cette contrainte. S’il lui prenait envie de manquer au traité et qu’il ouvrît la bouche, au premier mot tous les convives s’écriaient : Rameau ! alors la fureur étincelait dans ses yeux et il se remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de l’homme et vous le savez. C’est le neveu[1] de ce musicien célèbre

  1. Partout l’édition Brière remplace le neveu par l’élève. C’est la conséquence de cette croyance que Rameau était un être de raison. De même, oncle est remplacé par maître.