Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/400

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodiions depuis plus de cent ans, qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n’entendit jamais rien et de qui nous avons un certain nombre d’opéras où il y a de l’harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d’haleine, des airs de danse qui dureront éternellement et qui, après avoir enterré le Florentin, sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu’il pressentait et qui le rendait sombre, triste, hargneux, car personne n’a autant d’humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu’un auteur menacé de survivre à sa réputation, témoin Marivaux et Crébillon le fils.

Il m’aborde. « Ah ! ah ! Vous voilà, monsieur le philosophe ; et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois[1] ?..... (c’est ainsi qu’on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames.)

moi.

Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant ceux qui le poussent bien.

lui.

En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Légal et Philidor le reste n’y entend rien.

moi.

Et M. de Bissy[2] donc ?

lui.

Celui-là est en joueur d’échecs ce que Mlle Clairon est en actrice : ils savent de ces jeux l’un et l’autre tout ce qu’on en peut apprendre.

moi.

Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.

  1. Diderot jouait aux échecs, mais assez mal, il reconnaissait volontiers la supériorité de Rousseau, qui le gagnait toujours.
  2. Nous remplaçons Bussy par Bissy, que porte notre copie, parce que nous pensons qu’il s’agit ici de Claude de Thyard de Bissy, auteur de l’Histoire d’Ema (de l’âme), 1752, attribuée par Formey à Diderot.