Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/412

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lui.

Rameau ! Rameau ! vous avait-on pris pour cela ? La sottise d’avoir eu un peu de goût, un peu d’esprit, un peu de raison ; Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit, et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l’on vous a pris par les épaules, on vous a conduit à la porte, on vous a dit : « Faquin, tirez, ne reparaissez plus ; cela veut avoir du sens, de la raison, je crois ! tirez ! Nous avons de ces qualités-là de reste. » Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts ; c’est votre langue maudite qu’il fallait mordre auparavant. Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà sur le pavé, sans le sou, et ne sachant où donner de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux-tu ! et vous retournerez au regrat[1] ; bien logé, et vous serez trop heureux si l’on vous rend votre grenier ; bien couché, et la paille vous attend entre le cocher de M. de Soubise[2] et l’ami Robbé[3] ; au lieu d’un sommeil doux et tranquille comme vous l’aviez, vous entendrez d’une oreille le hennissement et le piétinement des chevaux, de l’autre le bruit mille fois plus insupportable de vers secs, durs et barbares. Malheureux, mal avisé, possédé d’un million de diables !

moi.

Mais n’y aurait-il pas moyen de se rapatrier ? la faute que vous avez commise est-elle si impardonnable ? À votre place, j’irais retrouver mes gens, vous leur êtes plus nécessaire que vous ne croyez.

lui.

Oh ! je suis sûr qu’à présent qu’ils ne m’ont pas pour les faire rire, ils s’ennuient comme des chiens.

moi.

J’irais donc les retrouver ; je ne leur laisserais pas le temps

  1. C’est-à-dire : Vous serez obligé de manger les restes qui se vendent aux Halles.
  2. Dont l’écurie servait de gîte à quelques malheureux écrivains et artistes.
  3. Robbé de Beauveset, né à Vendôme en 1725. Poëte dont la stérile abondance fut le signe de la médiocrité. Il s’est essayé dans presque tous les genres, et toujours sans beaucoup de succès ; c’est de son poème sur la Vérole que Piron disait un jour, après l’avoir entendu : Monsieur Robbé, vous avez l’air d’un auteur bien plein de votre sujet. Palissot, dans sa Dunciade, a aussi caractérisé le poëme de Robbé :

    Ami Robbé, chantre du mal immonde,
    Vous dont les vers en dégoûtaient le monde.

    (Br.)