Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/427

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Dumesnil[1] ne sait plus ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait… Allons, mademoiselle, prenez votre livre. »

Tandis que mademoiselle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu’elle a égaré, qu’on appelle une femme de chambre, qu’on gronde, je continue : « La Clairon est vraiment incompréhensible. On parle d’un mariage fort saugrenu : c’est celui de mademoiselle… comment l’appelez-vous ? une petite créature que… entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants ; qui avait été entretenue par tant d’autres.

— Allons, Rameau, vous radotez ; cela ne se peut.

— Je ne radote point ; on dit même que la chose est faite… Le bruit court que Voltaire est mort ; tant mieux.

— Et pourquoi tant mieux ?

— C’est qu’il va nous donner quelque bonne folie ; c’est son usage, que de mourir une quinzaine auparavant… »

Que vous dirai-je encore ? Je disais quelques polissonneries que je rapportais des maisons où j’avais été, car nous sommes tous grands colporteurs. Je faisais le fou, on m’écoutait, on riait, on s’écriait : « Il est toujours charmant. » Cependant le livre de mademoiselle s’était retrouvé sous un fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré par un jeune doguin, ou par un petit chat. Elle se mettait à son clavecin : d’abord elle y faisait du bruit toute seule, ensuite je m’approchais, après avoir fait à la mère un signe d’approbation.

La mère : « Cela ne va pas mal ; on n’aurait qu’à vouloir, mais on ne veut pas ; on aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à je ne sais quoi. Vous n’êtes pas sitôt parti, que le livre est fermé pour ne le rouvrir qu’à votre retour, aussi vous ne la grondez jamais. »

Cependant, comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les mains que je lui plaçais autrement ; je me dépitais, je criais, sol, sol, sol, mademoiselle, c’est un sol.

La mère : « Mademoiselle, est-ce que vous n’avez point d’oreille ? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu’il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à monsieur ; je ne conçois pas sa patience ; vous ne retenez rien de ce qu’il vous dit, vous n’avancez point… »

  1. Elle avait débuté en 1737.