Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/461

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il y eût dans le passé un premier exemple, ni qu’il y en ait un second dans l’avenir[1] ? Non. Ce n’est donc pas Palissot, mais c’est Helvétius qui a tort. Si l’on mène un jeune provincial à la ménagerie de Versailles, et qu’il s’avise par sottise de passer la main à travers les barreaux de la loge du tigre ou de la panthère ; si le jeune homme laisse son bras dans la gueule de l’animal féroce, qui est-ce qui a tort ? Tout cela est écrit dans le pacte tacite ; tant pis pour celui qui l’ignore ou l’oublie. Combien je justifierais par ce pacte universel et sacré de gens qu’on accuse de méchanceté, tandis que c’est soi qu’on devrait accuser de sottise ! Oui, grosse comtesse, c’est vous qui avez tort, lorsque vous rassemblez autour de vous ce qu’on appelle parmi les gens de votre sorte des espèces, et que ces espèces vous font des vilenies, vous en font faire, et vous exposent au ressentiment des honnêtes gens. Les honnêtes gens font ce qu’ils doivent, les espèces aussi, et c’est vous qui avez tort de les accueillir. Si Bertin vivait doucement, paisiblement avec sa maîtresse, si par l’honnêteté de leurs caractères ils s’étaient fait des connaissances honnêtes, s’ils avaient appelé autour d’eux des hommes à talents, des gens connus dans la société par leur vertu ; s’ils avaient réservé pour une petite société éclairée et choisie les heures de distraction qu’ils auraient dérobées à la douceur d’être ensemble, de s’aimer, de se le dire dans le silence de la retraite, croyez-vous qu’on en eût fait ni bons ni mauvais contes ? Que leur est-il donc arrivé ? ce qu’ils méritaient ; ils ont été punis de leur imprudence, et c’est nous que la Providence avait destinés de toute éternité à faire justice des Bertins du jour, et ce sont nos pareils d’entre nos neveux qu’elle a destinés à faire justice des Mésenge et des Bertins à venir. Mais tandis que nous exécutons ses justes décrets sur la sottise, vous qui nous peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses justes décrets sur nous. Que penseriez-vous de nous, si nous prétendions, avec des mœurs honteuses, jouir de la considération publique ? Que nous sommes des insensés. Et ceux qui s’attendent à des procédés honnêtes de la part de gens nés vicieux, de caractères vils et bas, sont-ils sages ? Tout a son vrai loyer dans ce monde. Il y a deux procu-

  1. Ceci a trait à la comédie de Palissot : l’Homme dangereux, sur laquelle ou trouvera une lettre de Diderot à M. de Sartine, de juin 1770.