Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/469

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ou des accents de la passion, et vous voyez qu’en changeant là dedans les choses à changer, la définition conviendrait exactement à la peinture, à l’éloquence, à la sculpture et à la poésie. Maintenant, pour en venir à votre question, quel est le modèle du musicien ou du chant ? C’est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant ; c’est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant comme une autre ligne, qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie, plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nombre de points ; plus le chant sera vrai et plus il sera beau ; et c’est ce qu’ont très-bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend : Je suis un pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d’un avare ; s’il ne chantait pas, c’est sur les mêmes tons qu’il parlerait à la terre, quand il lui confie son or et qu’il lui dit : Ô terre, reçois mon trésor. Et cette petite fille qui sent palpiter son cœur ; qui rougit, qui se trouble et qui supplie monseigneur de la laisser partir, s’exprimerait-elle autrement ? Il y a dans ces ouvrages toutes sortes de caractères, une variété infinie de déclamation : cela est sublime, c’est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre le morceau où le jeune homme qui se sent mourir s’écrie : Mon cœur s’en va ! Écoutez le chant, écoutez la symphonie, et vous me direz après quelle différence il y a entre les vraies voix d’un moribond, et le tour de ce chant ; vous verrez si la ligne de la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de la déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure, qui est encore une des conditions du chant, je m’en tiens à l’expression, et il n’y a rien de plus évident que le passage suivant que j’ai lu quelque part : Musices seminarium accentus, l’accent est la pépinière de la mélodie. Jugez de là de quelle difficulté et de quelle importance il est de savoir bien faire le récitatif. Il n’y a point de bel air dont on ne puisse faire un beau récitatif, et point de beau récitatif dont un habile homme ne puisse faire un bel air[1]. Je ne voudrais pas assurer que celui

  1. Grétry, travaillant à la partition de Zémire et Azor, était fort embarrassé de trouver un chant digne de la belle situation où Zémire voit sa famille en pleurs dans la glace magique et entend les plaintes de son père, désespéré de l’avoir perdue. Il consulta Diderot, qui lui répondit : « Le modèle du musicien, c’est le cri de l’homme passionné : entrez dans le sentiment de votre personnage ; cherchez quel doit être l’accent de ses paroles dans une situation déchirante, et vous aurez votre air. »

    « J’avais fait ce morceau deux fois, dit Grétry ; Diderot n’en fut pas content, sans doute ; car, sans approuver ni blâmer, il se mit à déclamer :

    Ah ! lais-sez-moi, lais-sez-moi la pleu-rer.

    Je substituai des sons au bruit déclamé de ce début, et le reste alla de suite.

    « Il ne fallait pas toujours écouter Diderot ni l’abbé Arnaud, lorsqu’ils donnaient carrière à leur imagination ; mais le premier élan de ces deux hommes brûlants était d’inspiration divine. » (Grétry, Essais sur la Musique, t. I, p. 225.)