Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/58

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étonné ; la méchanceté s’arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l’on fait face au moment où il ne s’y attend pas. Une question, monsieur, que j’aurais à vous faire, c’est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d’une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l’ai point eue, ni d’autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter : il ne s’agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n’y a point de couvents de brûlés ; et cependant dans ces événements les portes s’ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu’on craint le péril pour soi et pour celles qu’on aime, et qu’on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu’on hait ? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.

À force de s’occuper d’une chose, on en sent la justice, et même la possibilité ; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi l’affaire d’une quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi s’agissait-il ? De dresser un mémoire et de le donner à consulter ; l’un et l’autre n’étaient pas sans danger. Depuis qu’il s’était fait une révolution dans ma tête, on m’observait avec plus d’attention que jamais ; on me suivait de l’œil ; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé ; je ne disais pas un mot qu’on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder ; on m’interrogeait, on affectait de la commisération et de l’amitié ; on revenait sur ma vie passée ; on m’accusait faiblement, on m’excusait ; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d’un avenir plus doux ; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes ; brusquement, sourdement, on entr’ouvrait mes rideaux, et l’on se retirait. J’avais pris l’habitude de coucher habillée ; j’en avais pris une autre, c’était celle d’écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j’allais demander de l’encre et du papier à la supérieure, qui ne m’en refusait pas. J’attendis donc le jour de la confession, et en l’attendant je rédigeais dans ma tête ce que j’avais à proposer ; c’était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire ; seulement je m’expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies : la première, de dire à la supérieure que j’aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce prétexte, plus de papier qu’on n’en accorde ; la seconde, de