Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/130

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Jacques.

Ils étaient brocanteurs. Mon grand-père Jason eut plusieurs enfants. Toute la famille était sérieuse ; ils se levaient, ils s’habillaient, ils allaient à leurs affaires ; ils revenaient, ils dînaient, ils retournaient sans avoir dit un mot. Le soir, ils se jetaient sur des chaises ; la mère et les filles filaient, cousaient, tricotaient sans mot dire ; les garçons se reposaient ; le père lisait l’Ancien Testament.

Le maître.

Et toi, que faisais-tu ?

Jacques.

Je courais dans la chambre avec un bâillon.

Le maître.

Avec un bâillon !

Jacques.

Oui, avec un bâillon et c’est à ce maudit bâillon que je dois la rage de parler. La semaine se passait quelquefois sans qu’on eût ouvert la bouche dans la maison des Jason. Pendant toute sa vie, qui fut longue, ma grand-mère n’avait dit que chapeau à vendre, et mon grand-père, qu’on voyait dans les inventaires, droit, les mains sous sa redingote, n’avait dit qu’un sou. Il y avait des jours où il était tenté de ne pas croire à la Bible.

Le maître.

Et pourquoi ?

Jacques.

À cause des redites, qu’il regardait comme un bavardage indigne de l’Esprit-Saint. Il disait que les rediseurs sont des sots, qui prennent ceux qui les écoutent pour des sots.

Le maître.

Jacques, si pour te dédommager du long silence que tu as gardé pendant les douze années du bâillon chez ton grand-père et pendant que l’hôtesse a parlé…

Jacques.

Je reprenais l’histoire de mes amours ?

Le maître.

Non ; mais une autre sur laquelle tu m’as laissé, celle du camarade de ton capitaine.