Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/221

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qu’est ce qu’il y a de ridicule là-dedans ?… » Et moi, je vous dirai : « Bigre Bigre, Bigre ; pourquoi ne s’appellerait-on pas Bigre ? » C’est, comme le disait un officier à son général le grand Condé, qu’il y a un fier Bigre comme Bigre le charron ; un bon Bigre, comme vous et moi ; de plats Bigres, comme une infinité d’autres.


Jacques.

C’était un jour de noces ; frère Jean avait marié la fille d’un de ses voisins. J’étais garçon de fête. On m’avait placé à table entre les deux goguenards de la paroisse ; j’avais l’air d’un grand nigaud, quoique je ne le fusse pas tant qu’ils le croyaient. Ils me firent quelques questions sur la nuit de la mariée ; j’y répondis assez bêtement, et les voilà qui éclatent de rire, et les femmes de ces deux plaisants à crier de l’autre bout : « Qu’est-ce qu’il y a donc ? vous êtes bien joyeux là-bas ? — C’est que c’est par trop drôle, répondit un de nos maris à sa femme ; je te conterai cela ce soir. » L’autre, qui n’était pas moins curieuse, fit la même question à son mari, qui lui fit la même réponse. Le repas continue, et les questions et mes balourdises, et les éclats de rire et la surprise des femmes. Après le repas, la danse ; après la danse, le coucher des époux, le don de la jarretière, moi dans mon lit, et mes goguenards dans les leurs, racontant à leurs femmes la chose incompréhensible, incroyable, c’est qu’à vingt-deux ans, grand et vigoureux comme je l’étais, assez bien de figure, alerte et point sot, j’étais aussi neuf, mais aussi neuf qu’au sortir du ventre de ma mère, et les deux femmes de s’en émerveiller ainsi que leurs maris. Mais, dès le lendemain, Suzanne me fit signe et me dit : « Jacques, n’as-tu rien à faire ?

— Non, voisine ! qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

— Je voudrais… je voudrais… » et en disant je voudrais, elle me serrait la main et me regardait si singulièrement ; « je voudrais que tu prisses notre serpe et que tu vinsses dans la commune m’aider à couper deux ou trois bourrées, car c’est une besogne trop forte pour moi seule.

— Très volontiers, madame Suzanne… »

Je prends la serpe, et nous allons. Chemin faisant, Suzanne se laissait tomber la tête sur mon épaule, me prenait le menton, me tirait les oreilles, me pinçait les côtés. Nous arrivons. L’en-