Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/319

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Y étiez-vous lorsque le castrat Caffarelli[1] nous jetait dans un ravissement que ni ta véhémence, Démosthène ! ni ton harmonie, Cicéron ! ni l’élévation de ton génie, ô Corneille ! ni ta douceur, Racine ! ne nous firent jamais éprouver ? Non, mon ami, vous n’y étiez pas. Combien de temps et de plaisirs nous avons perdu sans nous connaître !… Caffarelli a chanté ; nous restons stupéfaits d’admiration. Je m’adresse au célèbre naturaliste Daubenton, avec lequel je partageais un sofa. « Eh bien ! docteur, qu’en dites-vous ?

— Il a les jambes grêles, les genoux ronds, les cuisses grosses, les hanches larges ; c’est qu’un être privé des organes qui caractérisent son sexe, affecte la conformation du sexe opposé…

— Mais cette musique angélique !…

— Pas un poil de barbe au menton…

— Ce goût exquis, ce sublime pathétique, cette voix !

— C’est une voix de femme.

— C’est la voix la plus belle, la plus égale, la plus flexible, la plus juste, la plus touchante !… » Tandis que le virtuose nous faisait fondre en larmes, Daubenton l’examinait en naturaliste.

L’homme qui est tout entier à son métier, s’il a du génie, devient un prodige ; s’il n’en a point, une application opiniâtre l’élève au-dessus de la médiocrité. Heureuse la société où chacun serait à sa chose, et ne serait qu’à sa chose ! Celui qui disperse ses regards sur tout, ne voit rien ou voit mal : il interrompt souvent, et contredit celui qui parle et qui a bien vu.

Je vous entends d’ici, et vous vous dites : Dieu soit loué ! J’en avais assez de ces cris de nature, de passion, de caractère, de profession ; et m’en voilà quitte… Vous vous trompez, mon ami. Après tant de mots malhonnêtes ou ridicules, je vous demanderai grâce pour un ou deux qui ne le soient pas.

« Chevalier, quel âge avez-vous ?

— Trente ans.

— Moi j’en ai vingt-cinq ; eh bien ! vous m’aimeriez une soixantaine d’années, ce n’est pas la peine de commencer pour si peu… » — C’est le mot d’une bégueule. — Le vôtre est d’un

  1. Caffarelli, appelé de Naples par Louis XV pour amuser la Dauphine pendant sa grossesse, vint à Paris en 1753, et son talent comme chanteur ne contribua pas peu à l’enthousiasme que provoqua alors la musique italienne.