Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/35

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dissiez, c’est si son maître n’eût pas mieux aimé être blessé, même un peu plus grièvement, ailleurs qu’au genou, ou s’il ne fut pas plus sensible à la honte qu’à la douleur.

Lorsque le maître fut un peu revenu de sa chute et de son angoisse, il se remit en selle et appuya cinq ou six coups d’éperon à son cheval, qui partit comme un éclair ; autant en fit la monture de Jacques, car il y avait entre ces deux animaux la même intimité qu’entre leurs cavaliers ; c’étaient deux paires d’amis.

Lorsque les deux chevaux essoufflés reprirent leur pas ordinaire, Jacques dit à son maître : Eh bien, monsieur, qu’en pensez-vous ?

Le maître.

De quoi ?

Jacques.

De la blessure au genou.

Le maître.

Je suis de ton avis ; c’est une des plus cruelles.

Jacques.

Au vôtre ?

Le maître.

Non, non, au tien, au mien, à tous les genoux du monde.

Jacques.

Mon maître, mon maître, vous n’y avez pas bien regardé ; croyez que nous ne plaignons jamais que nous.

Le maître.

Quelle folie !

Jacques.

Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il était écrit là-haut que j’aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.


Ici Jacques s’embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu’il ne commençait à signifier quelque chose qu’au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maître lui demanda s’il avait déjà accouché.

— Non, lui répondit Jacques.