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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/462

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tuelles de ces premiers voyageurs ? La cruauté de l’esprit militaire ne s’accroît-elle pas en raison des périls qu’on a courus, de ceux que l’on court, et de ceux qui restent à courir ? Le soldat n’est-il pas plus sanguinaire à une grande distance que sur les frontières de sa patrie ? Le sentiment de l’humanité ne s’affaiblit-il pas à mesure qu’on s’éloigne du lieu de son séjour ? Ces hommes qu’on prit dans le premier moment pour des dieux, ne craignirent-ils pas d’être démasqués et exterminés ? Malgré toutes les démonstrations de bienveillance qu’on leur prodiguait, ne s’en méfièrent-ils pas ? N’était-il pas naturel qu’ils s’en méfiassent ? Ces causes séparées ou réunies ne suffisent-elles pas à expliquer les fureurs des Espagnols dans le nouveau monde ? Nous sommes bien éloignés du dessein de les excuser ; mais n’ont-elles pas toutes été entraînées peut-être par la fatalité d’un premier moment ? La première goutte de sang versée, la sécurité n’exigea-t-elle pas qu’on le répandît à flots ? Il faudrait avoir été soi-même du nombre de cette poignée d’hommes enveloppée d’une multitude innombrable d’indigènes dont elle n’entendait pas la langue, et dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, pour en bien concevoir les alarmes et tout ce que des terreurs bien ou mal fondées pouvaient inspirer. Mais le phénomène incompréhensible, c’est la stupide barbarie du gouvernement qui approuvait tant d’horreurs et qui stipendiait des chiens exercés à poursuivre et à dévorer des hommes. Le ministère espagnol était-il bien persuadé que ces hommes sentaient, pensaient, marchaient à deux pieds comme les Espagnols[1] ?


DU GOÛT ANTIPHYSIQUE DES AMÉRICAINS.


Mais la faiblesse physique, loin d’entraîner à cette sorte de dépravation, en éloigne. Je crois qu’il en faut chercher la cause dans la chaleur du climat, dans le mépris pour un sexe faible, dans l’insipidité du plaisir entre les bras d’une femme harassée de fatigues, dans l’inconstance du goût, dans la bizarrerie qui

  1. On sait que les dogues dressés et exercés à déchirer les Américains étaient enrôlés, qu’ils avaient leurs noms de guerre, et qu’ils recevaient une solde de la cour d’Espagne. (Note de Grimm.)