Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/53

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L’hôtesse.

Un soldat !

Le chirurgien.

Un soldat a père, mère, frères, sœurs, des parents, des amis, quelqu’un sous le ciel… Buvons encore un coup, éloignez-vous, et laissez-moi faire.


Telle fut à la lettre la conversation du chirurgien, de l’hôte et de l’hôtesse : mais quelle autre couleur n’aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens ? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d’être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. — Pourquoi pas tué ? — Tué, non. J’aurais bien su appeler quelqu’un à son secours ; ce quelqu’un-là aurait été un soldat de sa compagnie : mais cela aurait pué le Cléveland[1] à infecter. La vérité, la vérité ! — La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ? Rien. — D’accord. — S’il faut être vrai, c’est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine ; la vérité a ses côtés piquants, qu’on saisit quand on a du génie ; mais quand on en manque ? — Quand on en manque, il ne faut pas écrire. — Et si par malheur on ressemblait à un certain poète que j’envoyai à Pondichéry ? — Qu’est-ce que ce poète ? — Ce poète… Mais si vous m’interrompez, lecteur, et si je m’interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques ? Croyez-moi, laissons là le poète… L’hôte et l’hôtesse s’éloignèrent… — Non, non, l’histoire du poète de Pondichéry. — Le chirurgien s’approcha du lit de Jacques… — L’histoire du poète de Pondichéry, l’histoire du poète de Pondichéry. — Un jour, il me vint un jeune poète, comme il m’en vient tous les jours… Mais, lecteur, quel rapport cela a-t-il avec le voyage de Jacques le Fataliste et de son maître ?… — L’histoire du poète de Pondichéry. — Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance, et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu’il y ait plus de vingt ans qu’on me les répète, et peut-

  1. V. Histoire de Cléveland, fils naturel de Cromwell, ou le Philosophe anglais, par l’abbé Prévost, 4 vol. in-12, 1732.