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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/57

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Jacques.

Il me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d’avoir atteint la fin de mes amours.

Le maître.

Qu’importe, pourvu que tu parles et que j’écoute ? ne sont-ce pas là les deux points importants ? Tu me grondes, lorsque tu devrais me remercier.

Jacques.

Mon frère était allé chercher le repos à Lisbonne. Jean, mon frère, était un garçon d’esprit : c’est ce qui lui a porté malheur ; il eût été mieux pour lui qu’il eût été un sot comme moi ; mais cela était écrit là-haut. Il était écrit que le frère quêteur des Carmes qui venait dans notre village demander des œufs, de la laine, du chanvre, des fruits, du vin à chaque saison, logerait chez mon père, qu’il débaucherait Jean, mon frère, et que Jean, mon frère, prendrait l’habit de moine.

Le maître.

Jean, ton frère, a été Carme ?

Jacques.

Oui, monsieur, et Carme déchaux. Il était actif, intelligent, chicaneur ; c’était l’avocat consultant du village. Il savait lire et écrire, et dès sa jeunesse, il s’occupait à déchiffrer et à copier de vieux parchemins. Il passa par toutes les fonctions de l’ordre, successivement portier, sommelier, jardinier, sacristain, adjoint à procure et banquier ; du train dont il y allait, il aurait fait notre fortune à tous. Il a marié et bien marié deux de nos sœurs et quelques autres filles du village. Il ne passait pas dans les rues, que les pères, les mères et les enfants n’allassent à lui, et ne lui criassent : « Bonjour, frère Jean ; comment vous portez-vous, frère Jean ? » Il est sûr que quand il entrait dans une maison, la bénédiction du ciel y entrait avec lui ; et que s’il y avait une fille, deux mois après sa visite elle était mariée. Le pauvre frère Jean ! l’ambition le perdit. Le procureur de la maison, auquel on l’avait donné pour adjoint, était vieux. Les moines ont dit qu’il avait formé le projet de lui succéder après sa mort, que pour cet effet il bouleversa tout le chartrier, qu’il brûla les anciens registres, et qu’il en fit de nouveaux, en sorte