Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


Le cheval de Jacques ne permit pas à son maître d’achever ; il part comme un éclair, ne s’écartant ni à droite ni à gauche, suivant la grande route. On ne vit plus Jacques ; et son maître, persuadé que le chemin aboutissait à des fourches patibulaires, se tenait les côtes de rire. Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu’ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho et Richardet sans Ferragus, ce que le continuateur de Cervantès[1] et l’imitateur de l’Arioste, monsignor Forti-Guerra[2], n’ont pas assez compris, lecteur, causons ensemble jusqu’à ce qu’ils se soient rejoints.


Vous allez prendre l’histoire du capitaine de Jacques pour un conte, et vous aurez tort. Je vous proteste que telle qu’il l’a racontée à son maître, tel fut le récit que j’en avais entendu faire aux Invalides, je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez un M. de Saint-Étienne, major de l’hôtel ; et l’historien qui parlait en présence de plusieurs autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un personnage grave qui n’avait point du tout l’air d’un badin. Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite : soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m’en lave les mains. — Voilà, me direz-vous, deux hommes bien extraordinaires ! — Et c’est là ce qui vous met en défiance. Premièrement, la nature est si variée, surtout dans les instincts et les caractères, qu’il n’y a rien de si bizarre dans l’imagination d’un poète dont l’expérience et l’observation ne vous offrissent le modèle dans la nature. Moi, qui vous parle, j’ai rencontré le pendant du Médecin malgré lui, que j’avais regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions. — Quoi ! le pendant du mari à qui

  1. Avellaneda (Alonzo-Fernandez d’) fit imprimer en 1614, à Tarragone, une suite de Don Quichotte. Cet ouvrage, peu estimé, a cependant été traduit par Le Sage, sous le titre de Nouvelles Aventures de Don Quichotte. (Br.)
  2. Forti-Guerra ou Forte-Guerri, né à Pistoie en 1674, mort le 17 février 1735, fit en très peu de temps son poème de Ricciardetto (Richardet), dont il composa en un seul jour le premier chant, voulant prouver par là combien il était facile de réussir dans le genre de l’Arioste. Le Richardet fut imprimé en 1738, trois ans après la mort de l’auteur ; il a été traduit ou plutôt imité en vers français par Dumourier, 1766, et Mancini-Nivernois, Paris, 1796. (Br.)