Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/79

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sa femme dit : J’ai trois enfants sur les bras ; et qui lui répond : Mets-les à terre… Ils me demandent du pain : donne-leur le fouet ! — Précisément. Voici son entretien avec ma femme.

« Vous voilà, monsieur Gousse ?

— Non, madame, je ne suis pas un autre.

— D’où venez-vous ?

— D’où j’étais allé.

— Qu’avez-vous fait là ?

— J’ai raccommodé un moulin qui allait mal.

— À qui appartenait ce moulin ?

— Je n’en sais rien ; je n’étais pas allé pour raccommoder le meunier.

— Vous êtes fort bien vêtu contre votre usage ; pourquoi sous cet habit, qui est très propre, une chemise sale ?

— C’est que je n’en ai qu’une.

— Et pourquoi n’en avez-vous qu’une ?

— C’est que je n’ai qu’un corps à la fois.

— Mon mari n’y est pas, mais cela ne vous empêchera pas de dîner ici.

— Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon appétit.

— Comment se porte votre femme ?

— Comme il lui plaît ; c’est son affaire.

— Et vos enfants ?

— À merveille !

— Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoint, une si belle peau ?

— Beaucoup mieux que les autres ; il est mort.

— Leur apprenez-vous quelque chose ?

— Non, madame.

— Quoi ! ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme ?

— Ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme.

— Et pourquoi cela ?

— C’est qu’on ne m’a rien appris, et que je n’en suis pas plus ignorant. S’ils ont de l’esprit, ils feront comme moi ; s’ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que plus sots… »

Si vous rencontrez jamais cet original, il n’est pas nécessaire de le connaître pour l’aborder. Entraînez-le dans un cabaret,