Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/89

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Le maître.

J’y crois ; mais je n’y croirais pas que ce serait sans conséquence.

Jacques.

Et pourquoi ?

Le maître.

C’est qu’il n’y a du danger que pour ceux qui parlent ; et je me tais.

Jacques.

Et aux pressentiments ?

Le maître.

J’en ris, mais j’avoue que c’est en tremblant. Il y en a qui ont un caractère si frappant ! On a été bercé de ces contes-là de si bonne heure ! Si vos rêves s’étaient réalisés cinq ou six fois, et qu’il vous arrivât de rêver que votre ami est mort, vous iriez bien vite le matin chez lui pour savoir ce qui en est. Mais les pressentiments dont il est impossible de se défendre, ce sont surtout ceux qui se présentent au moment où la chose se passe loin de nous, et qui ont un air symbolique.

Jacques.

Vous êtes quelquefois si profond et si sublime que je ne vous entends pas. Ne pourriez-vous pas m’éclaircir cela par un exemple ?

Le maître.

Rien de plus aisé. Une femme vivait à la campagne avec son mari octogénaire et attaqué de la pierre. Le mari quitte sa femme et vient à la ville se faire opérer. La veille de l’opération il écrit à sa femme : « À l’heure où vous recevrez cette lettre, je serai sous le bistouri de frère Cosme… » Tu connais ces anneaux de mariage qui se séparent en deux parties, sur chacune desquelles les noms de l’époux et de sa femme sont gravés. Eh bien ! cette femme en avait un pareil au doigt, lorsqu’elle ouvrit la lettre de son mari. À l’instant, les deux moitiés de cet anneau se séparent ; celle qui portait son nom reste à son doigt ; celle qui portait le nom de son mari tombe brisée sur la lettre qu’elle lisait… Dis-moi, Jacques, crois-tu qu’il y ait de tête assez forte, d’âme assez ferme, pour n’être pas plus ou moins ébranlée d’un pareil incident, et dans une circon-