Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/209

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le père de famille.

Revenez à vous, et songez à mériter par une entière confiance le pardon de votre conduite.

Saint-Albin

Mon père, vous saurez tout. Hélas ! je n’ai que ce moyen pour vous fléchir !… La première fois que je la vis, ce fut à l’église. Elle était à genoux au pied des autels, auprès d’une femme âgée que je pris d’abord pour sa mère ; elle attachait tous les regards… Ah ! mon père, quelle modestie ! quels charmes !… Non, je ne puis vous rendre l’impression qu’elle fit sur moi. Quel trouble j’éprouvai ! avec quelle violence mon cœur palpita ! ce que je ressentis ! ce que je devins !… Depuis cet instant, je ne pensai, je ne rêvai qu’elle. Son image me suivit le jour, m’obséda la nuit, m’agita partout. J’en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J’allais partout où j’espérais de la revoir. Je languissais, je périssais, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée qui l’accompagnait se nommait madame Hébert ; que Sophie l’appelait sa bonne ; et que, reléguées toutes deux à un quatrième étage, elles y vivaient d’une vie misérable… Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ? Que j’eus lieu d’en rougir, lorsque le ciel m’eut inspiré de m’établir à côté d’elle !… Ah ! mon père, il faut que tout ce qui l’approche devienne honnête ou s’en éloigne !… Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l’ignorez… Elle m’a changé, je ne suis plus ce que j’étais… Dès les premiers instants, je sentis les désirs honteux s’éteindre dans mon âme, le respect et l’admiration leur succéder. Sans qu’elle m’eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu’elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage ; et bientôt il ne me fut pas plus libre d’attenter à sa vertu qu’à sa vie.

Le père de famille.

Et que font ces femmes ? quelles sont leurs ressources ?

Saint-Albin

Ah ! si vous connaissiez la vie de ces infortunées ! Imaginez que leur travail commence avant le jour, et que souvent elles passent les nuits. La bonne file au rouet : une toile dure et