Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/458

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différer davantage ? Si je puis supporter le malheur de ceux qui me sont le plus chers, une sœur et son enfant, je peux bien aussi supporter le mien.

BEVERLEY.

Brisons là-dessus ; vous blessez mon cœur.

CHARLOTTE.

Encore si tout le mal était ramassé sur la tête du coupable ; mais il faudra que l’innocent pâtisse… Stupide libertin ! il ne tenait qu’à lui de trouver le ciel et ses joies pures dans sa maison ; un petit chérubin, sa mère, deux êtres célestes… ils auraient couronné ses jours de bonheur. Qu’a-t-il fait ? Il s’en est allé ! Où ? Chercher le séjour des damnés ; quitter une demeure divine pour se mettre en société avec des esprits infernaux.

BEVERLEY.

Charlotte, c’est trop ; cessez des reproches qui viennent trop tard ; ils pénètrent et ne guérissent pas. Quant à la restitution de votre fortune et à la demande que vous m’en faites, demain nous y reviendrons ; demain, nous serons tous les deux plus rassis.

CHARLOTTE.

Si vous l’avez perdue, adieu notre unique ressource ; je ne la regretterai que pour ma sœur ; elle porte mon cœur au dedans d’elle-même ; elle ne reçoit pas un coup qui ne me perce. Mais ne craignez plus de m’entendre ; ma voix ne vous affligera pas davantage ; le ciel a sans doute ses vues dans tout ce qu’il permet, et c’est peut-être un crime que de se plaindre. Cependant, qu’un mari, qu’un père, qu’un frère soit l’instrument dont il nous châtie dans sa colère, cela est dur à penser.

BEVERLEY.

Si vous êtes encore ma sœur, de grâce épargnez-moi ; il est un ressouvenir dont la blessure est trop profonde. Demain tout s’éclaircira. Qui sait si le pis aller n’est pas moins fâcheux que vos propres terreurs ? Consolez ma femme ; dites-lui que si mon absence l’a fait souffrir, je réparerai ce chagrin. Tout bonheur n’a pas encore cessé pour nous.

CHARLOTTE.

La voilà qui vient… Tâchez de prendre un air serein ; songez qu’un intérêt aussi vif que le sien rend très-clairvoyante, qu’il donne des yeux qui voient jusque dans le fond d’une âme.