Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/89

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époux vertueux. Vous alliez marquer par une injustice le jour le plus plus solennel de votre vie et vous condamner à rougir au souvenir d'un instant qu'on ne doit se rappeler qu'avec un sentiment délicieux Songez qu'au pied de ces autels où vous auriez reçu mes serments, où j'aurais exigé les vôtres, l'idée de Clairville trahi et désespéré vous aurait suivie. Vous eussiez vu le regard sévère de Constance attaché sur vous. Quels auraient été les témoins effrayants de notre union. Et ce mot si doux à prononcer et à entendre, lorsqu'il assure et qu'il comble le bonheur de deux êtres dont l'innocence et la vertu consacraient les désirs ce mot fatal eût scellé pour jamais notre injustice et notre malheur. Oui, Mademoiselle, pour jamais. L'ivresse passe. On se voit tels qu'on est. On se méprise. On s'accuse, et la misère commence. ( Il échappe ici à Rosalie quelques larmes qu'elle essuie furtivement. ) En effet, quelle confiance avoir en une femme, lorsqu'elle a pu trahir son amant ? En un homme, lorsqu'il a pu tromper son ami? Mademoiselle, il faut que celui qui ose s'engager en des liens indissolubles , voie dans sa compagne la première des femmes ; et malgré elle, Rosalie ne verrait en moi que le dernier des hommes. Cela ne peut être. Je ne saurais trop respecter la mère de mes enfants; et je ne saurais en être trop considéré. Vous rougissez. Vous baissez les yeux.

Quoi donc? Seriez-vous offensée qu'il y eût dans la nature quelque chose pour moi de plus sacré que vous? Voudriez-vous me revoir encore dans ces instants humiliants et cruels, où vous me méprisiez sans doute, où je me haïssais, où je craignais de vous rencontrer, où vous trembliez de m'entendre, et où nos âmes flottantes entre le vice et la vertu, étaient déchirées ? Que nous avons été malheureux, Mademoiselle! Mais mon malheur a cessé au moment où j'ai commencé d'être juste. J'ai remporté sur moi la victoire la plus difficile, mais la plus entière. Je sais rentré dans mon caractère. Rosalie ne m'est plus redoutable; et je pourrais sans crainte lui avouer tout le désordre qu'elle avait jeté dans mon âme, lorsque, dans le plus grand trouble de sentiments et d'idées qu'aucun mortel ait jamais éprouvé, je répondais. Mais un événement imprévu, l'erreur de Constance,la vôtre, mes efforts m'ont affranchi. Je suis libre.