Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/423

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tête se perd, où il ne voit plus le spectacle, où il a oublié qu’il est sur un théâtre, où il s’est oublié lui-même, où il est dans Argos, dans Mycènes, où il est le personnage même qu’il joue ; il pleure.

LE PREMIER

En mesure ?

LE SECOND

En mesure. Il crie.

LE PREMIER

Juste ?

LE SECOND

Juste. S’irrite, s’indigne, se désespère, présente à mes yeux l’image réelle, porte à mon oreille et à mon cœur l’accent vrai de la passion qui l’agite, au point qu’il m’entraîne, que je m’ignore moi-même, que ce n’est plus ni Brizard, ni Le Kain, mais Agamemnon que je vois, mais Néron que j’entends… etc., d’abandonner à l’art tous les autres instants… Je pense que peut-être alors il en est de la nature comme de l’esclave qui apprend à se mouvoir librement sous la chaîne, l’habitude de la porter lui en dérobe le poids et la contrainte.

LE PREMIER

Un acteur sensible aura peut-être dans son rôle un ou deux de ces moments d’aliénation qui dissoneront avec le reste d’autant plus fortement qu’ils seront plus beaux. Mais dites-moi, le spectacle alors ne cesse-t-il pas d’être un plaisir et ne devient-il pas un supplice pour vous ?

LE SECOND

Oh ! non.

LE PREMIER

Et ce pathétique de fiction ne l’emporte-t-il pas sur le spectacle domestique et réel d’une famille éplorée autour de la couche funèbre d’un père chéri ou d’une mère adorée ?

LE SECOND

Oh ! non.

LE PREMIER

Vous ne vous êtes donc pas, ni le comédien, ni vous, si parfaitement oubliés…

LE SECOND

Vous m’avez déjà fort embarrassé, et je ne doute pas que vous