Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/165

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Boucher. Je crois Teniers fort supérieur à Greuze pour la couleur. Je lui crois aussi beaucoup plus de fécondité : c’est d’ailleurs un grand paysagiste, un grand peintre d’arbres, de forêts, d’eaux, de montagnes, de chaumières et d’animaux.

On peut reprocher à Greuze d’avoir répété une même tête dans trois tableaux différents. La tête du Père qui paye la dot et celle du Père qui lit l’Écriture sainte à ses enfants[1] et je crois aussi celle du Paralytique. Ou du moins ce sont trois frères avec un grand air de famille.

Autre défaut. Cette sœur aînée, est-ce une sœur ou une servante ? Si c’est une servante, elle a tort d’être appuyée sur le dos de la chaise de son maître, et je ne sais pourquoi elle envie si violemment le sort de sa maîtresse ; si c’est un enfant de la maison, pourquoi cet air ignoble, pourquoi ce négligé ? Contente ou mécontente, il fallait la vêtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sœur. Je vois qu’on s’y trompe, que la plupart de ceux qui regardent le tableau la prennent pour une servante, et que les autres sont perplexes. Je ne sais si la tête de cette sœur aînée n’est pas aussi celle de la Blanchisseuse.

Une femme de beaucoup d’esprit a rappelé que ce tableau était composé de deux natures. Elle prétend que le père, le fiancé et le tabellion sont bien des paysans, des gens de campagne ; mais que la mère, la fiancée et toutes les autres figures sont de la halle de Paris. La mère est une grosse marchande de fruits ou de poissons ; la fille est une jolie bouquetière. Cette observation est au moins fine ; voyez, mon ami, si elle est juste.

Mais il vaudrait bien mieux négliger ces bagatelles, et s’extasier sur un morceau qui présente des beautés de tous côtés ; c’est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d’esprit et de goût. Sa composition est

  1. Ce tableau avait été exposé en 1755, lorsque Diderot n’avait pas encore pris la plume de critique d’art et suivait les Salons en simple amateur, sous la conduite de Grimm. Malgré ses sympathies pour Greuze, on voit que Diderot sentait bien son principal défaut, qui est le manque de variété dans l’invention de ses figures. Nous avons tenu à insister, dès le début, sur ces réticences qu’on a trop souvent oublié de remarquer et qui, quoique exprimées avec une grande délicatesse et d’une façon le plus souvent détournée, ramènent les enthousiasmes du critique à leur juste mesure.