Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/42

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sera revêtue de qualités qu’un être constitué de corps et d’esprit comme moi ne pourrait considérer sans supposer l’existence ou d’autres êtres, ou d’autres qualités, soit dans la chose même, soit hors d’elle ; et je distribuerai les rapports en réels et en aperçus. Mais il y a une troisième sorte de rapports ; ce sont les rapports intellectuels ou fictifs ; ceux que l’entendement humain semble mettre dans les choses. Un statuaire jette l’œil sur un bloc de marbre ; son imagination plus prompte que son ciseau, en enlève toutes les parties superflues, et y discerne une figure : mais cette figure est proprement imaginaire et fictive ; il pourrait faire, sur une portion d’espace terminée par des lignes intellectuelles, ce qu’il vient d’exécuter d’imagination dans un bloc informe de marbre. Un philosophe jette l’œil sur un amas de pierres jetées au hasard ; il anéantit par la pensée toutes les parties de cet amas qui produisent l’irrégularité, et il parvient à en faire sortir un globe, un cube, une figure régulière. Qu’est-ce que cela signifie ? Que, quoique la main de l’artiste ne puisse tracer un dessin que sur des surfaces résistantes, il en peut transporter l’image par la pensée sur tout corps ; que dis-je, sur tout corps ! dans l’espace et le vide. L’image, ou transportée par la pensée dans les airs, ou extraite par imagination des corps les plus informes, peut être belle ou laide, mais non la toile idéale à laquelle on l’a attachée, ou le corps informe dont on l’a fait sortir.

Quand je dis donc qu’un être est beau par les rapports qu’on y remarque, je ne parle point des rapports intellectuels ou fictifs que notre imagination y transporte, mais des rapports réels qui y sont, et que notre entendement y remarque par le secours de nos sens.

En revanche, je prétends que, quels que soient les rapports, ce sont eux qui constitueront la beauté, non dans ce sens étroit où le joli est l’opposé du beau, mais dans un sens, j’ose le dire, plus philosophique et plus conforme à la notion du beau en général, et à la nature des langues et des choses.

Si quelqu’un a la patience de rassembler tous les êtres auxquels nous donnons le nom de beau, il s’apercevra bientôt que dans cette foule il y en a une infinité où l’on n’a nul égard à la petitesse ou la grandeur ; la petitesse et la grandeur sont comptées pour rien toutes les fois que l’être est solitaire, ou