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ESSAI

SUR LA PEINTURE



CHAPITRE PREMIER.


Mes pensées bizarres sur le dessin.

La nature ne fait rien d’incorrect[1]. Toute forme, belle ou laide, a sa cause ; et, de tous les êtres qui existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il doit être.

Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. L’accroissement successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières ; elles sont rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée ; elles se sont rapetissées. Celles d’en haut ont entraîné les sourcils ; celles d’en bas ont fait remonter légèrement les joues, la lèvre supérieure s’est ressentie de ce mouvement, et s’est relevée ; l’altération a affecté toutes les parties du visage, selon qu’elles étaient plus éloignées ou plus voisines du lieu principal de l’accident. Mais croyez-vous que la difformité se soit renfermée dans l’ovale ? croyez-vous que le cou en ait été tout à fait garanti ? et les épaules et la gorge ? Oui bien, pour vos yeux et les miens. Mais appelez la nature ; présentez-lui ce cou, ces épaules, cette gorge, et la nature dira : « Cela c’est le cou, ce sont les épaules, c’est la gorge d’une femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. »

Tournez vos regards sur cet homme, dont le dos et la poi-

  1. Ici, Gœthe fait remarquer avec justesse, à notre avis, que ce n’est pas incorrect, mais inconséquent qu’il eût fallu dire.