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ESSAI SUR LA PEINTURE.

trine ont pris une forme convexe. Tandis que les cartilages antérieurs du cou s’allongeaient, les vertèbres postérieures s’en affaissaient ; la tête s’est renversée, les mains se sont redressées à l’articulation du poignet, les coudes se sont portés en arrière, tous les membres ont cherché le centre de gravité commun, qui convenait le mieux à ce système hétéroclite ; le visage en a pris un air de contrainte et de peine. Couvrez cette figure ; n’en montrez que les pieds à la nature ; et la nature dira, sans hésiter : « Ces pieds sont ceux d’un bossu. »

Si les causes et les effets nous étaient évidents, nous n’aurions rien de mieux à faire que de représenter les êtres tels qu’ils sont. Plus l’imitation serait parfaite et analogue aux causes, plus nous en serions satisfaits.

Malgré l’ignorance des effets et des causes, et les règles de convention qui en ont été les suites, j’ai peine à douter qu’un artiste qui oserait négliger ces règles, pour s’assujettir à une imitation rigoureuse de la nature, ne fût souvent justifié de ses pieds trop gros, de ses jambes courtes, de ses genoux gonflés, de ses têtes lourdes et pesantes, par ce tact fin que nous tenons de l’observation continue des phénomènes, et qui nous ferait sentir une liaison secrète, un enchaînement nécessaire entre ces difformités.

Un nez tors, en nature, n’offense point, parce tout se tient ; on est conduit à cette difformité par de petites altérations adjacentes qui l’amènent et la sauvent. Tordez le nez à l’Antinoüs, en laissant le reste tel qu’il est, ce nez sera mal. Pourquoi ? c’est que l’Antinoüs n’aura pas le nez tors, mais cassé.

Nous disons d’un homme qui passe dans la rue, qu’il est mal fait. Oui, selon nos pauvres règles ; mais selon la nature, c’est autre chose. Nous disons d’une statue, qu’elle est dans les proportions les plus belles. Oui, d’après nos pauvres règles ; mais selon la nature ?

Qu’il me soit permis de transporter le voile de mon bossu sur la Vénus de Médicis, et de ne laisser apercevoir que l’extrémité de son pied. Si, sur l’extrémité de ce pied, la nature, évoquée derechef, se chargeait d’achever la figure, vous seriez peut-être surpris de ne voir naître sous ses crayons que quelque monstre hideux et contrefait. Mais si une chose me surprenait, moi, c’est qu’il en arrivât autrement.