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ESSAI SUR LA PEINTURE.

figure-là me fera plutôt faire un péché le matin, que toutes tes impures. Je ne sais où tu vas les prendre ; mais il n’y a pas moyen de s’y arrêter, quand on fait quelque cas de sa santé. »

Je ne suis pas scrupuleux. Je lis quelquefois mon Pétrone. La satire d’Horace, Ambubaiarum[1], me plaît au moins autant qu’une autre. Les petits madrigaux infâmes de Catulle, j’en sais les trois quarts par cœur. Quand je suis en pique-nique avec mes amis, et que la tête s’est un peu échauffée de vin blanc, je cite, sans rougir, une épigramme de Ferrand[2]. Je pardonne au poëte, au peintre, au sculpteur, au philosophe même, un instant de verve et de folie ; mais je ne veux pas qu’on trempe toujours là son pinceau, et qu’on pervertisse le but des arts. Un des plus beaux vers de Virgile, et un des plus beaux principes de l’art imitatif, c’est celui-ci :

      Sunt lacrymæ rerum, et mentem mortalia tangunt.
                                              Virg. Æneid. lib. I, v. 406.

Il faudrait l’écrire sur la porte de son atelier : Ici les malheureux trouvent des yeux qui les pleurent.

Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau. Qu’un méchant soit en société, qu’il y porte la conscience de quelque infamie secrète, ici il en trouve le châtiment. Les gens de bien l’asseyent, à leur insu, sur la sellette. Ils le jugent, ils l’interpellent lui-même. Il a beau s’embarrasser, pâlir, balbutier ; il faut qu’il souscrive à sa propre sentence. Si ses pas le conduisent au Salon, qu’il craigne d’arrêter ses regards sur la toile sévère ! C’est à toi qu’il appartient aussi de célébrer, d’éterniser les grandes et belles actions, d’honorer la vertu malheureuse et flétrie, de flétrir le vice heureux et honoré, d’effrayer les tyrans. Montre-moi Commode abandonné aux bêtes ; que je le voie, sur ta toile, déchiré à coups de crocs. Fais-moi entendre les cris mêlés de la fureur et de la joie autour de son cadavre. Venge l’homme de bien du méchant, des dieux et du destin. Préviens, si tu l’oses, les juge-

  1. Sermonum, lib. I, sat. II. (Br.)
  2. Grave magistrat, connu surtout par un petit recueil intitulé : Pièces libres de M. Ferrand, à Londres, chez Godwin-Harald, 1738, 1744, etc., in-8o.